Moins de 50 % des aides arriveraient aux Ukrainiens ? Un chiffre « faux » avancé sans preuve


Moins de 50 % des aides arriveraient aux Ukrainiens ? Un chiffre « faux » avancé sans preuve

Publié le vendredi 6 janvier 2023 à 17:22

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Un commandant ukrainien règle son Sniper lors d'une opération contre les positions russes dans la région de Kherson en novembre 2022.

(Bernat Armangue/AP/SIPA)

Auteur(s)

Emilie Jehanno (20 Minutes)

Le département d’Etat américain indique que les autorités « n’ont pas connaissance de preuves crédibles de détournement d’armes fournies par les Etats-Unis en Ukraine »

La déclaration choc a été reprise sur les réseaux sociaux. « Moins de 50 % de l’aide, plus exactement des subventions, qui sont accordées aux Ukrainiens arrivent aux Ukrainiens », a affirmé Pierre de Gaulle, petit-fils du général, dans une interview vidéo publiée par l’association Dialogue franco-russe sur YouTube.

Capture d'écran d'un post sur Facebook partageant un extrait de l'interview de Pierre De Gaulle, donnée à l'association Dialogue franco-russe.
Capture d'écran d'un post sur Facebook partageant un extrait de l'interview de Pierre De Gaulle, donnée à l'association Dialogue franco-russe. - Capture d'écran/Facebook

Il a aussi soutenu, dans des extraits devenus viraux sur Facebook, que « 50 % des armes qui sont données aux Ukrainiens sont revendues sur les marchés internationaux » pour alimenter notamment « le terrorisme », mentionnant la publication d’un catalogue de 1.000 pages d’armes. « Aucun média ne vous [le] dira », a commenté un internaute sur Twitter dans un post partagé 500 fois.

FAKE OFF

Le chiffre donné dans l’interview n’a pas de sources. D’où provient-il ? On l’ignore, cela n’est pas précisé par Pierre de Gaulle. L’association Dialogue franco-russe, créée en 2004, se présente comme « un instrument privilégié de communication entre les milieux politiques, économiques et culturels des deux pays ». Elle est, par ailleurs, sous le coup de deux enquêtes, ouvertes à Paris depuis 2021, pour des soupçons de corruption et de trafic d’influence d’une part et d’abus de confiance et blanchiment d’autre part.

D’autres chiffres ont trouvé écho dernièrement : une chaîne russe a soutenu que 90 % des armes fournies aux forces armées ukrainiennes par les Etats-Unis étaient perdues, un chiffre démenti par le Pentagone, sur LCI. En août, c’était 30 % d’équipements militaires qui arriveraient seulement à destination. Ce chiffre était extrait d’un reportage de CBS, dépublié ensuite. Une citation d’un interlocuteur d’une ONG avait en réalité été déformée par la chaîne et le reportage n’avançait pas de preuves, comme Libération l’a démontré.

Contactée par 20 Minutes, l’ONG Transparency International, qui lutte contre la corruption, nous indique qu’elle n’a jamais publié une information avec cette part de 50 % d’aides qui serait détournée.

Plus de 113 milliards de dollars d’aides engagées

Mais, première question : à combien se chiffre l’aide apportée à l’Ukraine depuis le 24 février 2022 ? L’institut Kiel, dans une estimation mise à jour le 7 décembre 2022, a calculé qu’au total les pays se sont engagés à apporter 113,1 milliards de dollars d’aide militaire, économique et humanitaire.

Cette estimation ne prend pas en compte les dons privés ou l’aide fournie par des pays de manière indirecte, en finançant le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, l’Unesco ou des ONG comme la Croix-Rouge. Les Etats-Unis arrivent largement en tête des pays donateurs, avec 47,8 milliards de dollars, dont 18,5 milliards de dollars d’armes et d’équipements militaires.

« Les États-Unis n’ont pas connaissance de preuves crédibles »

La moitié de ces aides partent-elles en fumée ? Ces allégations sont « fausses », affirme à 20 Minutes un porte-parole du département d’Etat américain, équivalent du ministère des Affaires étrangères.

« Les Etats-Unis n’ont pas connaissance de preuves crédibles de détournement d’armes fournies par le pays en Ukraine », explique-t-il. Au contraire, les « articles parviennent à leurs destinataires », poursuit-il, et les unités de combat en première ligne utilisent « efficacement et chaque jour » les armes envoyées en « défendent leur pays contre l’agression russe ».

Le ministère des Armées français, qui ne communique pas sur le montant global de son aide militaire « par discrétion », indique que la question « de la dissémination ou du détournement des matériels envoyés est une préoccupation bien prise en compte » par les administrations françaises et européennes. Mais « à ce jour, aucun cas de détournement n’a été documenté par l’administration française, et les autorités ukrainiennes mettent tout en œuvre pour respecter leurs engagements », souligne le ministère.

Un narratif pour « discréditer Kiev »

Pour le département d’Etat américain, la Russie continue, avec ce narratif, « de promouvoir activement la désinformation sur le détournement d’armes par l’Ukraine, alors même que la prise d’armes ukrainiennes par les forces prorusses – y compris du matériel donné – a été jusqu’à présent le principal vecteur de détournement. » Il s’agit de « discréditer Kiev » et de « freiner le soutien international à l’Ukraine ».

Ce narratif, relayé par Pierre de Gaulle, a déjà été décrypté par Vox Check, dans une étude soutenue par l’ONG allemande Democracy Reporting International et le ministère des Affaires étrangères allemand. Dans une étude, les auteurs ont analysé, entre le 24 février et le 15 novembre 2022, 5.000 publications sur des chaînes Telegram, une plateforme de diffusion prisée des partisans de la Russie. Deux types de canaux ont été distingués : des chaînes Telegram russes, administrées par des auteurs russes et s’adressant à une audience russe, ou des chaînes prorusses, s’adressant aux Ukrainiens en se présentant comme des médias indépendants.

Des campagnes de désinformation « synchronisées et coordonnées »

Le travail de Vox Check montre comment ces campagnes de désinformation sont « synchronisées et coordonnées », car elles sont réparties par vagues et apparaissent presque simultanément. Et les auteurs détaillent aussi les messages de propagande du Kremlin davantage promus. Parmi ceux-ci, on retrouve celui sur l’Ukraine qui revendrait les armes fournies par ses partenaires occidentaux. 340 publications de la sorte ont été diffusées sur les chaînes Telegram russes ou prorusses, avec des pics de publications en juillet, août et novembre.

Les premières publications ont été relevées en février-mars « avant le début de la fabrication en masse de prétendues "preuves" de revente », explique Vox Check. Le 28 février, RT in Russia, se basant sur le ministère de la Défense de la Fédération de Russie, mentionne pour la première fois que des armes pourraient se retrouver sur le marché noir, mais il s’agit alors d’une conséquence évoquée de la distribution d’armes à des civils, et non de la revente d’armes fournies par les Occidentaux. Des chaînes Telegram russes ont commencé à diffuser ce genre de message à partir d’avril, repris ensuite par les chaînes prorusses.

Un risque de détournement d’armes par des acteurs criminels et non étatiques

Cependant, le risque de trafic n’est pas à négliger, comme cela a pu se produire après la guerre des Balkans dans les années 1990. Le département d’Etat américain précise être « pleinement conscient du risque de détournement d’armes » par « des acteurs criminels et non étatiques » ou par « les forces russes ou leurs mandataires ». L’administration Biden indique avoir adopté un plan en octobre 2022 pour lutter contre le détournement illicite de certaines armes légères en Europe de l’Est.

Côté européen, le France, et ses partenaires, vont renforcer « significativement » la coopération bilatérale et un programme de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), lancé en 2017, chargé de lutter contre le trafic illicite d’armes en Ukraine. Il s’agira d’aider le pays « à faire face, le moment venu, aux risques de détournement des stocks d’armes, en particulier les armes légères de petit calibre en situation de post-conflit », ajoute le ministère des Armées français.

Pour le conseil européen, qui s’est mis d’accord en décembre sur un paquet législatif permettant à l’UE d’aider financièrement l’Ukraine en 2023 à hauteur de 18 milliards d’euros (via des prêts), le règlement adopté prévoit « des exigences d’information strictes, visant à garantir une utilisation efficace, transparente et responsable des fonds ».

Statistiques relatives à une ou plusieurs déclaration(s) fact-checkée(s) par cet article