Anne Hidalgo a-t-elle vraiment suggéré lors d’un forum que Kyiv passe «de la voiture à la bicyclette» ?


Anne Hidalgo a-t-elle vraiment suggéré lors d’un forum que Kyiv passe «de la voiture à la bicyclette» ?

Publié le mardi 6 décembre 2022 à 15:36

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Anne Hidalgo lors du Kyiv Investment Forum 2022, qui se tenait à l'hôtel de ville de Bruxelles, le 28 novembre.

( Hatim Kaghat/AFP)

Auteur(s)

Jacques Pezet

La maire de Paris a été raillée pour avoir proposé l’abandon des voitures et des énergies fossiles lors d’une discussion entre représentants de capitales européennes et investisseurs, qui se tenait à Bruxelles, sur l’avenir de la capitale ukrainienne. «CheckNews» a visionné l’intégralité des échanges.

Des vélos pour les Klitschko ? Invitée à Bruxelles lors d’un forum d’investissement pour la ville de Kyiv, une intervention de la maire de Paris lui a valu des moqueries des commentateurs politiques, médiatiques et des internautes.

Dans le court extrait qui circule, Anne Hidalgo déclare en anglais, aux côtés de Wladimir Klitschko, le frère du maire de Kyiv : «Oui, nous avons besoin d’un plan si vous voulez reconstruire. Oui, nous pouvons aider, bien sûr. Nos villes, comme Paris, pourraient peut-être aider à la transformation de l’infrastructure. Passer de la voiture à la bicyclette, c’est très intéressant parce que c’est un nouveau modèle. Ce n’est pas tout à fait un modèle nouveau car Copenhague et d’autres villes en Europe se sont beaucoup engagées dans cette politique et ont été des exemples pour moi. Copenhague était un exemple pour Paris dans ce domaine. Mais nous pouvons travailler ensemble, avec nos expériences, avec nos forces aussi. Nous sommes des villes intelligentes mais nous devons organiser cela.»

Un conseil jugé «déconnecté, pour ne pas dire indécent» par la journaliste Alba Ventura dans un édito diffusé sur la radio RTL. Un «malaise» pour le magazine Marianne. Pourquoi Anne Hidalgo a-t-elle vanté le développement du vélo à Paris devant l’envoyé de la mairie de Kyiv, la capitale ukrainienne qui vit au rythme de la guerre depuis février ? Quelle question lui était posée à ce moment de la discussion ?

CheckNews a consulté l’intégralité de la discussion à laquelle participait Anne Hidalgo ce lundi. Invitée durant le premier panel, intitulé «l’avenir de l’endurance urbaine», l’élue parisienne se tenait aux côtés de Wladimir Klitschko, mais aussi des maires de Bruxelles, Rome, Helsinki, Sarajevo, une représentante de la ville de Berlin et une autre de l’OCDE. Après une première intervention d’ouverture du frère Klitschko, la modératrice de la conversation se tourne en premier vers Anne Hidalgo pour lui demander : «La seule chose que nous comprenons, ce sont les critères de construction d’une ville durable et résiliente qui peut durer. Ces gens [à Kyiv] doivent faire face [à beaucoup de problèmes]. Quelles sont les leçons de Paris ? Vous êtes un repère dans le monde pour savoir ce qui est nécessaire et ce qui ne l’est pas ? Pouvez-vous nous donner quelques conseils ?»

Sarajevo offre son «amitié»

Anne Hidalgo rappelle alors son engagement et le soutien des Parisiens pour l’Ukraine, ainsi que sa rencontre avec le maire de Kyiv, Vitali Klitschko, dès le mois d’avril. Elle mentionne également que l’Association internationale des maires francophones, dont elle est présidente, a récemment donné un avis en faveur de l’adhésion de Kyiv à ce réseau. Puis elle propose une idée pour «organiser très fortement et concrètement notre aide. Nous devons avoir une organisation, une “task force” entre les maires, la commission et les hommes d’affaires. Nous avons besoin d’un groupe de travail pour organiser l’aide à Kyiv et aux villes d’Ukraine, car cette aide est nécessaire maintenant. C’est très urgent».

Suit le passage décrié, durant lequel la maire de Paris cite son expérience pour la transformation de la ville en faveur du vélo, avant de revenir à son idée de task force. L’extrait moqué ne contient pas la mention de cette proposition, qui sera la plus saluée au cours de la conversation entre les différents représentants du panel.

Par ailleurs, la suite du tour de table est aussi marquée par des propositions parfois en décalage avec l’actualité de la capitale ukrainienne, oscillant entre des réponses très concrètes aux besoins de la ville, mais aussi d’autres plus prospectives. Si Sarajevo a offert son «amitié» en tant que ville qui a également souffert, Helsinki a par exemple promis la construction d’abris pour les populations, l’utilisation et la réutilisation des matières premières, mais aussi de partager son expertise sur la numérisation des services. Rome a évoqué ses propres projets de «ville 5G», ou le concept de «ville du quart d’heure» (mais aussi souligné sa participation à une campagne lancée par le Parlement européen de dons de générateurs électriques pour aider les villes ukrainiennes). Berlin, qui «ne peut pas livrer des armes de ville à ville», a offert son aide humanitaire et son expertise en matière d’engagement des citoyens. Enfin, l’OCDE a promis un rapport sur la décentralisation.

«Le monde dans un trou noir profond»

Après ce premier tour de table, Anne Hidalgo est à nouveau interrogée sur sa proposition de task force, citée par plusieurs intervenants comme une bonne idée et à la tête de laquelle elle semble pressentie. La maire de Paris préfère que ce soit Bruxelles qui s’en charge et précise que ce groupe pourrait agir «comme un comité stratégique pour aider» l’investissement à Kyiv mais qui «n’(a) pas à décider de la voie à suivre» à la place du peuple ukrainien. Elle cite toutefois «la transformation numérique et les questions de changement climatique» parmi «les questions les plus importantes» pour une ville.

Un horizon qui apparaît, semble-t-il, encore un peu lointain pour Wladimir Klitschko, à qui la modératrice demande de quoi a besoin Kyiv, et ce qu’il va faire pour encourager les investisseurs. L’ancien champion de boxe répond ainsi : «La maire de Paris vient de mentionner que, bien sûr, il y a le réchauffement climatique et d’autres défis plus importants, mais je dirais qu’il y a beaucoup de défis dans ce monde et l’Ukraine est actuellement au centre de ces défis.»

Et de poursuivre : «D’un côté, nous nous battons pour la démocratie et la liberté, de l’autre, le monde est menacé, Mère nature, notre existence aussi. Pourquoi ? Nous avons cinq grandes centrales nucléaires en Ukraine. Si une seule d’entre elles explose comme Fukushima et Tchernobyl, alors, ce jour-là : oubliez l’économie, oubliez tout. Le monde sera dans un trou noir profond.» Resserrant la focale sur le présent, le représentant ukrainien affirme : «nous devons d’abord terminer la guerre». Et promet qu’après la guerre, les investisseurs pourront bénéficier de l’excellence ukrainienne, notamment dans le domaine de la tech.

Lutte contre la désinformation russe

Vient un deuxième tour pour demander «quel est le souhait [de chaque ville] pour les six prochains mois» car, «soyons réalistes, cette guerre est toujours en cours». Berlin plaide pour l’organisation de la société civile dans toute l’Europe pour «organiser l’aide humanitaire» et pour «rendre visible ce qui se passe là-bas» en offrant des abris aux journalistes qui continuent à faire leur travail, notamment contre les campagnes de désinformation de la Russie. Le maire de Rome répond qu’il faut acheter et envoyer tout de suite de nombreux générateurs de courant. L’élue de Sarajevo pense à l’importance de proposer «une aide psychologique pour toutes les victimes, tous les civils et leurs familles». Helsinki répète ses projets de numérisation et d’abris pour les civils. Bruxelles cite la priorité donnée à l’énergie face à l’hiver qui vient, le dialogue entre les médecins ukrainiens et européens, et l’entraide entre les écoles de ces pays pour l’éducation des enfants ukrainiens.

Quant à Anne Hidalgo, si elle commence par souhaiter «la paix et la victoire de l’Ukraine», elle se réengouffre aussitôt dans des considérations écolos mais lointaines, appelant à «avoir une vision pour l’avenir. Je pense que l’Ukraine, comme tous nos pays, doit abandonner l’énergie fossile parce que vous voyez que toutes les guerres dans notre siècle sont provoquées par les tensions autour de l’énergie fossile. Et dans cette vision de la paix, je pense aussi que pour une meilleure vie, nous devons avoir plus d’énergie verte et peut-être que l’Ukraine peut être un exemple pour nous».

Ce fact-check a été également publié par CheckNews - Libération.