Les entreprises françaises présentes en Russie sont-elles désormais contraintes de contribuer à l’effort de guerre?


Publié le mercredi 5 octobre 2022 à 13:29

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Devant un centre commercial abritant un supermarché Auchan, un Leroy Merlin et un Decathlon à Moscou le 24 mars. 

(Natalia Kolesnikova /AFP)

Auteur(s)

Elsa de La Roche Saint-André

Alors que certaines sociétés laissent inchangées leurs activités en Russie, les accusations de «complicité de crimes de guerre» redoublent depuis l’annonce d’une mobilisation partielle. Les entreprises sont en effet tenues, par la loi russe, de contribuer à cette mobilisation.

Le sujet des entreprises françaises ayant refusé de quitter le territoire russe a récemment pris un nouveau tournant, avec la mobilisation partielle des civils réservistes en Russie, annoncé par le président Vladimir Poutine le 21 septembre. Plusieurs internautes s'interrogent en effet sur le fait de savoir si ces sociétés doivent ou non participer à l’effort de guerre, notamment en mettant leurs salariés à disposition des forces armées russes.

Conserves, cosmétiques et ordures

L’enjeu concerne tout particulièrement la France, de par son statut de premier employeur étranger sur le territoire russe. Autour de «700 filiales françaises sont implantées en Russie dans des domaines variés, dont 35 entreprises du CAC 40», faisant travailler «plus de 200 000 salariés», estimait juste avant la guerre le ministère de l’Economie et des Finances. Dans un point publié en mars 2021, le Trésor public tablait davantage sur «160 000» personnes employées par 500 sociétés françaises opérant en Russie.

Sur ces plusieurs centaines d’entreprises, 75 ont été répertoriées dans le décompte effectué par des chercheurs de l’université américaine de Yale. Cette liste rend compte des annonces successives issues des multinationales présentes en Russie. Mis en ligne pour la première fois le 28 février, quatre jours après le lancement de l’offensive russe en Ukraine, ce recensement est depuis actualisé au jour le jour.

De ce bilan – à la fois non exhaustif et évolutif – il ressort qu’à ce jour, dix entreprises françaises se sont complètement retirées de Russie, quand 21 autres ont provisoirement suspendu leurs activités, dans leur totalité ou quasi-totalité, sans exclure de revenir dans le pays. D’autres sociétés tricolores, tout en actant certains changements, se sont montrées bien moins radicales : cinq ont réduit une partie de leurs activités, et treize ont reporté leurs projets d’investissement ou de développement. Enfin, Yale dénombre 26 entreprises n’ayant rien changé.

Parmi ces 26, on retrouve les enseignes de supermarchés et de magasins de Bricolage détenues par la famille Mulliez, Auchan et Leroy Merlin, dont le maintien en Russie fait l’objet de critiques vives et régulières (CheckNews s’en était fait l’écho en mars). Mais la liste comprend aussi le producteur de conserves et surgelés à base de légumes Bonduelle ; la multinationale spécialiste des produits laitiers Lactalis ; les entreprises de prêt-à-porter Etam, Jean Cacharel, La Redoute et Lacoste ; le fabriquant de cosmétiques Clarins ; les groupes spécialisés dans la coiffure Camille Albane, Dessange, Mod’s Hair et Jean Louis David ; le fabricant de raquettes Babolat ; celui de fournitures Bic ; les acteurs du secteur de l’énergie Orano, de la gestion de l’eau et des déchets Veolia, et le leader mondial de la construction Vinci.

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(Julien Guillot)

Autre entreprise qui cristallise l’attention, en se classant parmi celles ayant seulement réduit leurs activités : TotalEnergies. Le groupe, qui reste la dernière majeure pétrolière occidentale à ne pas avoir quitté la Russie, se désengage très progressivement du pays. Dernière annonce en date : en juillet, l’énergéticien français a cédé sa participation de 20% dans un champ pétrolier situé en Arctique à une société russe.

Outre l’importance que peut avoir le marché russe pour les entreprises françaises – TotalEnergies, qui y produit 16,6% de ses hydrocarbures et 30% de son gaz, en est le parfait exemple – l’absence de consigne claire et ferme fournie par le gouvernement français ouvre la porte au maintien de leurs activités en Russie. Une prudence gouvernementale qui, elle-même, s’explique par la spécificité des intérêts français en Russie. Alors que la France y fait figure de deuxième plus gros investisseur étranger, l’exécutif ne voudrait pas mettre les fleurons de l’économie nationale en difficulté. Contrairement à ce qui a pu émerger dans d’autres pays occidentaux, aucune directive officielle ne s’est donc dégagée côté français. «Ce sont les entreprises qui apprécient leur situation sur le terrain avec leur nombre de salariés qu’elles ont», expliquait ainsi le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, le 30 mars.

Obligations humaines et matérielles

Si le maintien en Russie d’un certain nombre d’entreprises fait à nouveau parler de lui, c’est donc que le contexte a évolué avec la mobilisation partielle annoncée par Vladimir Poutine il y a douze jours. De simple présomption, l’accusation de complicité de crimes de guerre visant ces entreprises est d’un coup devenue bien plus concrète.

«Toutes les entreprises en Russie, y compris bien sûr les entreprises occidentales, sont tenues d’aider les autorités pendant la mobilisation. Si les entreprises occidentales ne se retirent pas immédiatement de Russie, elles deviennent directement complices de la guerre criminelle de la Russie contre l’Ukraine – qu’elles le veuillent ou non», soulignait ainsi Janis Kluge, chercheur au sein du think tank allemand German Institute for International and Security Affairsdans un tweet publié seulement deux jours après l’annonce de Poutine. Sa publication renvoie vers un extrait issu du site tenu par l’organisation des vétérans de Russie. On peut y lire que «l’employeur est tenu, en vertu de la loi, de remettre une convocation au citoyen à mobiliser».

La règle découle de l’article 9 de la loi fédérale n° 31-FZ «sur la formation de mobilisation et la mobilisation dans la Fédération de Russie», adoptée le 26 février 1997. L’une des trois lois auxquelles renvoie justement Vladimir Poutine, dans son décret «sur l’annonce d’une mobilisation partielle dans la fédération de Russie» signé le 21 septembre. Dans la loi en question, figure une section III à propos des «responsabilités des organisations et des citoyens en matière de formation et de mobilisation», qui elle-même comprend un article 9 dédié aux «responsabilités des organisations». A travers le terme «organisations», les entreprises sont les premières visées.

De cet article 9, il découle que «lors de l’annonce de la mobilisation», les entreprises doivent mettre leurs moyens humains à la disposition des forces armées, entre autres en adaptant «la production au travail en temps de guerre» et en aidant «les commissariats militaires dans leurs activités de mobilisation […] y compris en veillant à ce que les citoyens qui travaillent dans ces organisations soient alertés et présents en temps opportun […] aux points de rassemblement ou dans les unités militaires». En outre, elles «sont tenues de fournir les informations nécessaires à l’élaboration et à l’exécution des activités de mobilisation selon les modalités fixées» par les autorités russes. D’un point de vue matériel, la loi oblige les sociétés à fournir «des bâtiments, des structures, des communications, des terrains, des transports et d’autres moyens matériels conformément aux plans de mobilisation». S’agissant des transports, la question est abordée spécifiquement dans l’article 13 de la même loi, qui non seulement crée un «devoir de transport militaire», mais encore impose d’«assurer le fonctionnement des véhicules», y compris dans les ports, quais, aéroports, dépôts pétroliers, et autres stations-service.

Un ensemble de contraintes justifiant la sonnette d’alarme tirée par Business for Ukraine (ou B4Ukraine), une «initiative informelle conduite par des groupes de la société civile, de réflexion politique, des chercheurs et des professionnels» américains et européens, qui aspirent à «bloquer l’accès aux ressources économiques et financières permettant l’agression russe». Le 26 septembre, via une infographie publiée sur son site, la «coalition» s’est ainsi inquiétée du fait qu’actuellement, «en raison de la mobilisation, les multinationales séjournant en Russie sont tenues de» remplir les obligations prévues par la loi fédérale n° 31-FZ, et que ces mêmes entreprises «n’ont pas le droit de refuser de participer à la mobilisation». Ces préoccupations ont notamment été relayées dans la presse belge, par le Brussel Times, qui titre «les multinationales encore présentes en Russie sont obligées de participer à la mobilisation de l’armée».

Refus de «soutenir cette invasion illégale»

Dans le communiqué qui accompagne son infographie, Business for Ukraine écrit que «dans leur ensemble, ces entreprises représentent au moins 700 000 employés et possèdent 141 milliards de dollars d’actifs, selon une analyse de B4Ukraine». Les statistiques officielles russes n’établissent, toutefois, aucun chiffre officiel quant au nombre de citoyens employés par des sociétés basées à l’étranger. Simplement dispose-t-on de l’«état des lieux des intérêts étrangers dans les nouvelles conditions économiques» publié en juin dernier par les experts du Centre de recherche stratégique, dans lequel ils rapportent que les entreprises étrangères génèrent directement deux millions d’emplois au profit de l’économie russe.

Des emplois donc menacés par d’éventuels nouveaux départs de multinationales du territoire russe. L’alerte lancée par Janis Kluge, B4Ukraine et d’autres pourrait d’ailleurs être suivie de telles décisions. Le pas a en tout cas été franchi par la société australienne d’édition de logiciels Atlassian. Le 30 septembre, l’entreprise a annoncé dans un communiqué qu’elle mettra «un terme à [ses] activités en Russie et en Biélorussie à partir du 31 octobre». Atlassian se protège ainsi d’accusations sur sa contribution à l’économie de guerre russe : «En raison des actions continues du gouvernement russe contre le peuple ukrainien et de la contrainte des entreprises à soutenir cette invasion illégale, nous avons conclu que nous ne pouvons plus du tout opérer en Russie.»