Soirée électorale: comment France 2 a-t-elle pu créditer Marine Le Pen de plus de 14 millions de voix ?
Soirée électorale: comment France 2 a-t-elle pu créditer Marine Le Pen de plus de 14 millions de voix ?
Publié le mercredi 27 avril 2022 à 11:54
– Mis à jour le mercredi 27 avril 2022 à 11:18
(Christophe Archambault / AFP)
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Florian Gouthière
Au cours de la soirée, France 2 a présenté des chiffres erronés comme des résultats provisoires remontant directement du ministère de l’Intérieur. La direction de France Télévisions reconnaît une erreur, imputée au prestataire informatique.
Vous nous interrogez à propos de vidéos et captures d’écran de la soirée électorale de France 2 qui circulent sur les réseaux, brandis par certain comme la preuve d’une grave fraude électorale. On y distingue, peu après 21 heures, un compteur du nombre de voix récoltées par chaque candidat, attribuant à Marine Le Pen davantage de voix qu’Emmanuel Macron… mais, surtout, plus de voix que la candidate n’en a finalement récoltées (environ 13,3 millions). Il n’en fallait pas plus à certains internautes pour dénoncer l’escamotage de plus d’un million de voix de la candidate d’extrême droite.
Ces images ne sont pas le fruit d’un montage et sont tirées d’une séquence effectivement diffusée à l’antenne de France 2 entre 21 h 11 et 21 h 13. Dans une partie de l’image, Macron est présenté comme élu avec plus de 58 % des voix. Sur le plateau de l’émission, un journaliste présente le décompte des voix obtenues par les deux candidats dans les bureaux de vote ayant achevé le décompte. Marine Le Pen est alors créditée, en valeur absolue, de 13 899 494 voix, contre 13 697 236 pour son adversaire – soit plus de 200 000 voix d’écart en faveur de la première. A la fin de cette séquence (171e minute), les scores provisoires sont encore plus élevés : 14 432 396 voix pour Le Pen, et 14 214 825 pour Macron – toujours avec un avantage apparent pour la première.
Incohérence
Dans un premier temps, certains commentateurs s’étaient surtout étonnés de la forte disparité entre le nombre de voix décomptées et le score en pourcentage réalisé par les deux candidats (tiré de l’estimation du partenaire de la chaîne publique Ipsos). Une anomalie apparente qui pouvait toutefois s’expliquer assez simplement. En effet, semblablement lors du premier tour, Marine Le Pen avait été pendant plusieurs heures en tête sur le site du ministère de l’Intérieur, en raison du fait que les bulletins n’avaient été que partiellement dépouillés et l’avaient été d’abord dans les villes plus favorables à la candidate d’extrême droite. Cela n’empêchait pas au même moment Macron de figurer en tête des estimations des instituts de sondages.
De fait, dans l’émission, les chiffres en valeur absolue étaient présentés comme la somme des voix remontées au ministère de l’Intérieur par les bureaux ayant achevé leur décompte. «On est connecté en direct avec le ministère de l’Intérieur : dès qu’un bureau de vote est validé, il apparaît là», déclare ainsi le journaliste Jean-Baptiste Marteau à la 169e minute de l’émission.
En revanche, France 2 a clairement basculé dans l’incohérence une heure quarante-cinq après cette première présentation, quand Jean-Baptiste Moreau est revenu pour attribuer 11 558 051 voix à la candidate Rassemblement national… soit 2,9 millions de voix de moins qu’auparavant. Macron étant pour sa part crédité de 13 949 092 voix validées, soit 315 000 de moins qu’une heure et demie plus tôt.
Autre anomalie évidente : les scores dont a été créditée Marine Le Pen lors de la soirée sur France 2, et présentés comme le nombre de bulletins effectivement dépouillés, ont excédé le nombre de voix que la candidate du RN a finalement obtenues, selon les chiffres validés par le ministère de l’Intérieur : 13 297 760 voix. Soit 600 000 voix de moins que le décompte provisoire donné par France 2 à la 169e minute de l’émission, et 1,1 million de voix de moins que celui donné à la 171e minute.
Contactée par CheckNews, la direction de l’information de France Télévisions confirme que les chiffres présentés à l’antenne n’étaient pas les bons. «Les chiffres remontés par le ministère de l’Intérieur étaient tout à fait corrects. Lors de la soirée électorale, nous avions ce «hub» (l’outil interactif utilisé par le journaliste, qui traite de façon visuelle les données remontées par le ministère) que nous avons utilisé pour présenter les résultats, qui est géré par l’un de nos prestataires extérieurs. Il se trouve qu’il y a eu un bug technique du logiciel intégré dans le hub.» La somme des voix pour chaque candidat était calculée à partir des chiffres remontés dans chaque commune. «La visualisation par carte, par commune, a très bien marché. En revanche, [pour la somme des voix], le logiciel a comptabilisé plusieurs fois certaines communes. Ce qui nous a amené à cette erreur, que nous avons diffusée à l’antenne. On s’en est rendu compte durant la diffusion. On a vu que quelque chose n’allait pas, ce qui nous a amenés a réagir immédiatement. Notre prestataire technique a tout de suite mis des ingénieurs dessus, le temps d’analyser, de comprendre ce qui s’était passé et de réparer. C’est la raison pour laquelle il n’y a pas eu d’autre séquence à l’antenne avec le hub durant un long moment, car le prestataire technique était en train de réparer cela. Quand on est retourné à l’antenne [une heure quarante-cinq plus tard], les chiffres diffusés à l’antenne étaient les bons.» La direction de l’information nous confirme que ce bug n’a pas été commenté à l’antenne durant l’émission. «Vous nous donnez l’occasion de présenter toutes nos excuses pour ce bug technique, au nom de la direction de l’information.»
Joint par CheckNews, le prestataire apporte quelques précisions. «Effectivement, nous avons rencontré un problème informatique sur le dispositif interactif de présentation des résultats pour France Télévisions dimanche soir. Lors de cette soirée, nous avons mis en œuvre une automatisation de la récupération des résultats présents sur le site public du ministère de l’Intérieur, dans l’objectif de proposer des visualisations (cartes, jauges). Sur l’une des visualisations (jauge compteur de voix), les différentes vérifications au lancement du dispositif avec les chiffres publiés sur le site du ministère étaient concluantes, mais Les mises à jour des résultats ont cependant été mal interprétées (bug logiciel), conduisant à un mauvais calcul du total de voix pour chaque candidat (trop élevé). Nous avons identifié dans la soirée l’écart avec les résultats officiels sur le site, puis analysé, identifié et corrigé le bug : lors des séquences suivantes, les données étaient alors calculées et affichées correctement. Nous nous joignons à France Télévisions pour présenter nos excuses aux téléspectateurs.»
Pas de mention de l’erreur à l’antenne
Sur le fait que le bug n’ait pas été commenté à l’antenne, la direction de l’information de France Télévisions explique que «pris dans le feu de l’action de la soirée électorale, on a travaillé pour donner les vrais chiffres. Mais on n’a pas eu le temps de se concerter éditorialement pour voir comment on revenait là-dessus, et ce qu’on voulait, c’était surtout qu’à l’issue de la soirée, l’outil que l’on avait mis en place donne les bons chiffres.»
La direction note malgré tout que le journaliste Jean-Baptiste Moreau a été «très prudent dans la présentation des chiffres». «Systématiquement, dans l’utilisation de cette «jauge» des résultats, on a pris des précautions verbales pour indiquer que ça n’était évidemment pas les résultats définitifs ou les estimations des instituts. Par ailleurs, tout au long de la soirée, on avait expliqué que les voix arriveraient plus vite pour Marine Le Pen parce que les premiers résultats venaient des communes rurales, donc on a continué à expliquer cela.» De fait, lors de son intervention, le journaliste a commenté les données affichées sur le hub en faisant part «[d’]une égalité presque parfaite avec une petite avance pour Marine Le Pen». Puis de déclarer : «Attention, ça ne va pas dire que les tendances vont s’inverser ce soir. Ça veut tout simplement dire que ce sont d’abord les zones rurales, les petites communes qui font remonter d’abord leurs résultats, des communes qui, on le sait, votent un peu plus Marine Le Pen que les grandes métropoles [dont les résultats] devraient tomber au cours de la soirée.»
Ce qui n’empêche pas que le journaliste a commenté des chiffres faux.