Des insectes dans nos assiettes ? Une levée de boucliers entre dégoût et désinformation


Des insectes dans nos assiettes ? Une levée de boucliers entre dégoût et désinformation

Publié le vendredi 3 mars 2023 à 10:20

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This photo taken on August 31, 2022 shows crickets being raised inside containers at a farm in Bangkok. 

(AFP / MANAN VATSYAYANA )

Auteur(s)

Nathan Gallo, AFP France

Des insectes dans nos assiettes ? Alors que l'Union européenne a autorisé en janvier la mise sur le marché de nouveaux aliments à base de grillons, le sujet a fait ressurgir un discours anti-européen poussé par une partie de la classe politique française eurosceptique. Accusations d'atteinte aux terroirs, supposés dangers pour la santé, prétendu manque d'information aux consommateurs : ce rejet s'avère souvent mêlé de désinformation et de suspicion vis-à-vis d'institutions comme la Commission européenne, devenue bouc émissaire des adversaires à ce nouveau régime alimentaire.

"Ils n'ont pas de pain ? Qu'ils mangent des insectes !" C'est avec une certaine ironie que François Asselineau, le président du parti eurosceptique UPR, s'est attaqué le 22 janvier dans une série de tweets à l'arrivée prochaine de nouveaux aliments à base d'insectes dans nos assiettes.

Le jour-même, la Commission européenne venait d'autoriser la mise sur le marché de la poudre de grillons domestiques. Une autorisation qui rend désormais possible la confection de plats du quotidien comme le pain, les biscuits ou les barres de céréales à partir de ce nouvel ingrédient.

"La Commission européenne vous souhaite bon appétit !", conclut Asselineau, partageant dans son thread une image du drapeau de l'Union européenne dans lequel est inséré un grillon au milieu du cercle étoilé.

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"Une propagande organisée par le Forum économique mondial et reprise par la Commission européenne"

Depuis fin janvier en France, ce chantre du Frexit est loin d'être le seul à s'indigner contre l'autorisation de cette nouvelle poudre.

Nombre d'hommes et femmes politiques hostiles à l'Union européenne, de l'ex n°2 du Front national Florian Philippot à certains eurodéputés du Rassemblement national, ont accusé à l'unisson la Commission européenne de vouloir affaiblir la gastronomie et l'agriculture française et de chercher à modifier les pratiques alimentaires de la population.

"Comment en sommes-nous arrivés là, à devoir consommer des grillons (...) alors que la France est le pays de la gastronomie et des terroirs", a par exemple critiqué le 25 janvier le sénateur et agriculteur du parti Les Républicains (LR) Laurent Duplomb au Sénat face au ministre de l'agriculture Marc Fesneau.

"Difficile de ne pas y voir une volonté de transformer nos modes de consommation", a déclaré de son côté l'eurodéputée du RN Aurélia Beigneux. Dans un communiqué publié le 24 janvier, l'élue y dénonce une "propagande organisée par le Forum économique mondial et reprise par la Commission européenne".

Etiquetage, santé : une série d'infox

Ces accusations fallacieuses sur la supposée toute-puissance de la Commission européenne contre les Etats - ces autorisations ne sont pas du fait de la seule Commission et doivent être validées à la majorité qualifiée par les Etats membres -  se sont aussi accompagnées d'autres déclarations trompeuses sur certains réseaux sociaux, de Twitter à Facebook.

La Commission européenne a notamment été accusée par de nombreux internautes de vouloir "cacher" ces nouveaux produits aux consommateurs malgré leurs propriétés allergènes, faisant croire que la population allait manger des insectes "sans le savoir".

Et ce alors même que les documents d'autorisation - publics et accessibles à tous - obligent les producteurs à indiquer le caractère allergène de ces produits et à mentionner la présence de grillons dans la liste d'ingrédients à la fois en français et sous leur nom scientifique en latin, comme l'ont montré plusieurs articles de vérification.

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Le président du Rassemblement national Jordan Bardella, le 29 janvier 2023. (PATRICIA DE MELO MOREIRA / AFP)

L'argumentaire a même été repris par certains cadres du RN : "cette autorisation a été réalisée par Bruxelles dans la plus grande discrétion", a ainsi soutenu le président du RN Jordan Bardella, dans une vidéo sur Twitter le 15 février.

Ce dernier a par ailleurs prétendu que seule "la dénomination latine" du grillon (Acheta Domesticus) sera indiquée sur les emballages.

Mais le sujet est devenu si viral que l'enseigne allemande Aldi a dû spécialement annoncer sur Twitter que ses produits ne contenaient pas de poudre d'insectes, et que cela pouvait être "clairement vu sur la liste des ingrédients" de chaque produit.

La Commission européenne est par ailleurs accusée de mettre sur le marché des produits potentiellement cancérigènes, notamment du fait de la présence de chitine, un composé présent dans la carapace des insectes.

Mais cet argument a été battu en brèche par l'autorité sanitaire européenne (EFSA), qui a indiqué dans ses avisscientifiques que ces deux produits ne "présentaient pas de danger", dans les conditions d'utilisation et les doses proposées par l'autorisation.

Néophobie : "En Europe, nous ne sommes pas habitués à manger des insectes"

Pourquoi une telle panique face à une alimentation pourtant déjà présente dans le régime de deux milliards de personnes sur terre selon l'Organisation pour l'alimentation et l'agriculture des Nations Unies (FAO) ?

"En Europe, nous ne sommes pas habitués à manger des insectes, contrairement à d'autres pays comme le Mexique ou la Chine", pointe auprès de DE FACTO Giovanni Sogari, sociologue au département des aliments et des médicaments de l'université de Parme.

D'où un certain dégoût lié à une forme de "néophobie", à savoir la peur de manger des aliments inconnus.

"Les insectes sont vus comme quelque chose de grossier, de dégoûtant dans nos pays en Europe", poursuit Maria Giovanna Sessa, chercheuse au sein du centre de recherche de l'organisation de lutte contre la désinformation EU Disinfo Lab, à DE FACTO.

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Un plat à base d'insectes dans le centre historique de Mexico, au Mexique en 2021 (CLAUDIO CRUZ / AFP)

D'où un discours "alarmiste", censé provoquer l'indignation. "La France doit interdire cette horreur", avait notamment déclaré début février sur Twitter Florian Philippot.

La poudre de grillons n'est toutefois pas le premier aliment à base d'insectes autorisé en Europe. En janvier, l'Union européenne avait aussi autorisé la mise sur le marché de larves de ténébrion mat, portant à quatre le nombre de types d'insectes autorisés sous des formes alimentaires spécifiques depuis 2020.

Ces autorisations, qui n'ont rien de caché, sont rappelées sur le site de la Commission européenne.

La Commission, "bouc émissaire" des discours populistes

Mais le sujet a surtout fait ressortir un discours anti-européen désormais bien ancré contre la Commission européenne et sa présidente, Ursula Von der Leyen, désignée parfois nommément par des internautes et politiques comme l'unique responsable de cette autorisation.

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Ursula Von der Leyen - La présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen, le 14 septembre 2022. (Frederick FLORIN / AFP)

"L'idée que ces élites antagonistes, souvent désignés par "Ils", veulent changer notre mode de vie et attaquer nos traditions est centrale dans ce discours", explique Maria Giovanna Sessa.

La chercheuse souligne la manière dont certaines institutions sont devenues des boucs émissaires au cours des crises récentes. C'est le cas de la Commission européenne, mais aussi du Forum économique mondial (WEF), qui met régulièrement en avant les bienfaits de l'alimentation à base d'insectes pour l'environnement.

Ce rassemblement des acteurs économiques les plus puissants et les plus influents au monde est devenu ces dernières années "une cible pour la désinformation car il occupe une place unique dans l’imaginaire public", avait expliqué Michael Mosser, directeur du Laboratoire mondial sur la désinformation de l’université du Texas, à l'AFP en janvier dernier.

Dans un billet de chercheurs vantant la consommation d'insectes pour lutter contre le réchauffement climatique, le WEF avait même dû mettre un avertissement pour lutter contre les infox en début d'article.

"Cet article a été intentionnellement déformé sur des sites qui diffusent de fausses informations", indique ce message, avant de demander aux lecteurs de "lire l'article par vous-même avant de le partager ou de le commenter".

"L’opacité (de Davos), combinée avec sa certitude que la mondialisation économique est un plus pour l’humanité, donne du poids aux accusations affirmant que (le forum) est déconnecté des personnes lambda" », avait avancé Michael Mosser.

Même chose du côté de l'Union européenne, souvent accusée de manquer de clarté dans sa communication. D'où un "vide informationnel" souvent rempli par un argumentaire fallacieux, explique Maria Giovanna Sessa.

Plus d'informations au consommateur serait-t-elle bénéfique ? "Ce que nous observons, c'est que fournir une information claire sur ce type de nourriture est une bonne stratégie pour diminuer la néophobie", appuie Giovanni Sogari.

Mais au-delà des insectes, ce type de discours semble adopter les mêmes codes que sur d'autres thématiques. "Ce discours sur la consommation d'insectes n'est pas très différent de ce que nous avons vu avec la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine", explique Maria Giovanna Sessa, qui met en avant une rhétorique fondée sur des changements qui "touchent à la vie quotidienne de chacun".

"A l'époque, ces discours soutenaient que les élites voulaient contrôler si vous pouviez allumer les lumières ou chauffer votre maison. Et maintenant ils prétendent qu'elles veulent contrôler ce que vous voulez manger".

Ce fact-check a été également publié par Grand angle DE FACTO.

Ce fact-check a été publié par DE FACTO.