VRAI OU FAUX. Colère des agriculteurs : on a vérifié sept affirmations sur l'accord de libre-échange UE-Mercosur


Publié le lundi 25 novembre 2024 à 15:25

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Un panneau contre l'accord commercial UE-Mercosur lors d'une manifestation d'agriculteurs à Auch (Gers), le 19 novembre 2024.

(JEAN-MARC BARRERE / HANS LUCAS / AFP)

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Paolo Philippe & Louis San / France Télévisions

Alors que les agriculteurs manifestent dans toute la France leur hostilité à cet accord commercial, franceinfo a passé au crible des arguments portant notamment sur la quantité de viande importée, les conditions de production, et l'impact sur l'environnement.

Ils se mobilisent pour la seconde fois en un an. Les agriculteurs ont entamé un nouveau mouvement de protestation contre l'accord de libre-échange entre l'Union européenne (UE) et le Mercosur (Argentine, Brésil, Uruguay, Paraguay et Bolivie). Ils dénoncent une concurrence déloyale, alors que le projet, qui prévoit d'accroître les échanges commerciaux entre les deux zones, doit permettre à ces pays sud-américains d'accéder plus facilement au marché européen. Le texte, dénoncé par la classe politique française, a les faveurs de nombreux Etats membres de l'UE. Pour éclairer les débats, franceinfo a passé au crible sept des principaux arguments sur le sujet.

1 Quelque 99 000 tonnes de viande bovine vont être importées en Europe : vrai

Dans un tweet(Nouvelle fenêtre) posté début novembre, la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA) affirme que "99 000 tonnes de viande bovine [seraient] importées en Europe" si l'accord venait à être voté. C'est effectivment le chiffre publié par la Commission européenne sur son site(Nouvelle fenêtre) quand elle mentionne la quantité de viande bovine venue de ces cinq pays qui bénéficierait de droits de douane favorables (7,5%). Bruxelles souligne que ce volume ne représentait que 1,2% de la consommation européenne annuelle en 2019. Par ailleurs, selon l'Institut de l'élevage (Idele)(Nouvelle fenêtre), les importations de viande bovine du Mercosur vers l'UE s'élevaient déjà à 194 000 tonnes en 2023.

Mais il y a un risque de "déstabiliser le cours de la viande bovine"dénonce Laurence Marandola, porte-parole de la Confédération paysanne. Le rapport remis au Premier ministre en 2020 par une commission d'experts(Nouvelle fenêtre) explique que les pays du Mercosur exporteraient essentiellement des aloyaux, les morceaux les plus nobles du bœuf (faux-filet, rumsteck, côte de bœuf). C'est aussi "ce qui est le plus cher", précise Baptiste Buczinski, agro-économiste à l'Idele. "Ce type de morceau structure les prix du marché, donc si on importe à bas prix, il y a un risque conjoncturel de faire baisser le prix du marché européen et de facto, le prix payé aux éleveurs", prévient l'expert. La part des aloyaux venus du Mercosur pourrait passer de 12% à 21%, voire 24%, selon les spécialistes mandatés par Matignon.

2 Plus de 4 000 fermes pourraient fermer en France : incertain

Le chiffre est martelé par la Coordination rurale. Si l'accord avec le Mercosur venait à être adopté, "c'est plus de 4 000 fermes [en France] qui pourraient être fermées, c'est plus de 20 plans sociaux équivalents [à celui de] Michelin", a affirmé à France 3 Bretagne Véronique Le Floc'h, la présidente du syndicat classé à droite. 

Interrogée sur l'origine de cette estimation, la Coordination rurale n'a pas répondu à franceinfo. De son côté, Maxime Combes, chargé de mission à l'Association internationale de techniciens, experts et chercheurs (Aitec), fait preuve de prudence. "En tant qu'économiste, il est déjà difficile de quantifier les effets de cet accord, alors cela me paraît hasardeux de dire qu'il y aura tel pourcentage de fermes qui vont fermer à cause de lui, car beaucoup d'autres facteurs rentrent en compte", explique-t-il à franceinfo.

Toutefois, ce spécialiste, qui coanime le collectif national Stop Mercosur, estime que, "globalement", cet accord commercial va "obliger les agriculteurs français à être plus compétitifs en s'agrandissant, en intensifiant leur production", et que cela va "conduire à l'éviction d’un certain nombre de paysans, alors qu'on sait que 50% vont bientôt partir à la retraite". En 2020, la France (hors territoires d'outre-mer) comptait près de 390 000 exploitations agricoles, selon le dernier recensement de l'Insee(Nouvelle fenêtre), soit 100 000 de moins qu'en 2010.

3 Les pays du Mercosur produisent des aliments traités avec des hormones et des pesticides interdits en Europe : vrai

L'argument est avancé par des syndicalistes, ainsi que par des responsables politiques de tous bords. "Je ne veux pas donner à mes enfants (...) du bœuf qui a grandi avec des accélérateurs de croissance", a notamment lâché Xavier Bertrand, le président LR des Hauts-de-France, sur TF1(Nouvelle fenêtre)"L'élevage au Brésil et en Argentine, ça se fait avec des hormones, ça se fait avec des antibiotiques (....) L'agriculture se fait aussi avec des pesticides qu'on interdit en Europe parce qu'ils sont dangereux pour la santé", a affirmé sur RTL(Nouvelle fenêtre) le sénateur écologiste Yannick Jadot.

Les deux hommes politiques disent vrai. "Les hormones et les antibiotiques sont des produits normalement utilisés à titre thérapeutique. Mais dans les pays du Mercosur, ils sont utilisés à plus faible dose en tant que facteurs de croissance, a exposé sur France Culture(Nouvelle fenêtre) le vétérinaire Jean-Luc Angot, inspecteur général de la santé publique vétérinaire au ministère de l'Agriculture. Il s'agit, pour les éleveurs, d'améliorer la croissance des animaux et d'augmenter leur gain de poids. Ce sont des produits qui, compte tenu de leur nocivité, sont interdits dans l'Union européenne depuis plusieurs années : les hormones depuis 1988 et les antibiotiques comme facteurs de croissance depuis 2006."

En réalité, de la viande aux hormones peut déjà se retrouver dans les rayons européens. Alors que l'UE importe actuellement de la viande produite au Brésil ou en Argentine, un récent rapport de la direction générale de la santé de la Commission européenne démontre que le Brésil ne présente pas les garanties suffisantes sur la non-utilisation d'hormones interdites au sein de l'UE. "Les dispositions en vigueur pour garantir que le bétail (...) n'a pas été traité à l'œstradiol 17-bêta [une hormone cancérigène] sont inefficaces", est-il écrit dans le rapport de la Commission européenne(Nouvelle fenêtre) publié le 16 octobre, et cité par France 2.

Des produits venant des pays du Mercosur peuvent également présenter une autre nocivité en raison des pesticides utilisés. Un rapport de 2023 (PDF)(Nouvelle fenêtre) de la Fondation pour la nature et l'homme et de l'institut Veblen relève qu'un tiers des substances actives autorisées dans les pesticides au Brésil sont interdites dans l'UE. D'après une étude(Nouvelle fenêtre) (PDF) de 2020 du Pesticide Action Network, des résidus de pesticides interdits ou strictement réglementés ont été retrouvés dans 12% des aliments échantillonnés en provenance du Brésil et à destination de l'UE. Plus de la moitié des pommes (77%), du riz (60%) et des haricots (53%) étaient concernés. Par ailleurs, comme l'a rapporté franceinfo, le Brésil a été, en 2023, la première destination d'un certain nombre de pesticides produits en France mais interdits en Europe.

4 Importer des produits des pays du Mercosur favorise la déforestation : plutôt vrai

L'un des arguments des opposants à l'accord commercial UE-Mercosur met l'accent sur le risque d'accroître la déforestation. L'eurodéputée La France insoumise Manon Aubry l'a ainsi évoqué sur RTL(Nouvelle fenêtre) avant de parler plus globalement d'"un désastre pour notre agriculture, pour notre santé, pour notre planète", tandis que son collègue socialiste François Kalfon a, sur BFMTV(Nouvelle fenêtre), mentionné les dommages que l'élevage de bœufs représentaient pour la forêt amazonienne et le Cerrado, au Brésil.

Une commission d'experts dirigée par l'économiste de l'environnement Stefan Ambec a tenté d'y voir plus clair. Chargée par le gouvernement d'évaluer les effets potentiels du traité, elle a conclu en 2020 dans son rapport(Nouvelle fenêtre) qu'il existait un risque d'une "accélération de la déforestation annuelle de l'ordre de 5 % pendant la période de six ans prévue par l'accord", en ne comptant que l'expansion de la surface des pâturages nécessaire à l'augmentation de la production de viande bovine. Ce calcul ne tient pas compte, prévient le comité, de l'extension des surfaces cultivées pour nourrir les volailles ou les bovins en céréales par exemple.

5 L'accord va principalement profiter à l'industrie allemande : à nuancer

Rebondissant sur son interview sur franceinfo, le porte-parole du Rassemblement national, Laurent Jacobelli, a estimé lundi sur X(Nouvelle fenêtre) que l'UE souhaitait cet accord avec le Mercosur "uniquement pour favoriser l'industrie allemande". Le député RN estime que l'Allemagne va profiter de cet accord pour "vendre des voitures" en Amérique du Sud et ne soutiendra donc pas la France dans sa tentative de bloquer l'accord au niveau européen. Berlin est en effet favorable au projet et espère relancer son industrie automobile en s'ouvrant encore plus au marché du Mercosur et ses 270 millions de consommateurs. L'accord prévoit la suppression des droits de douanes sur les voitures, actuellement taxées à 35%, comme l'écrivait en 2019 la Commission européenne(Nouvelle fenêtre).

"On parle beaucoup de l'industrie automobile allemande car elle est plus puissante et qu'elle espère enrayer ses difficultés d'exportations sur le marché chinois, estime l'économiste Maxime Combes. Mais les autres industries européennes, dont la France, voient aussi d'un bon œil l'ouverture aux marchés brésilien et argentin pour prolonger la production de nouveaux véhicules thermiques, qui ne seront plus commercialisés d'ici 2035 dans l'UE." Selon l'expert opposé au Mercosur, l'accord va plus globalement profiter à toute l'industrie européenne, notamment l'automobile, la chimie et la filière pharmaceutique.

Dans son rapport sur le projet d'accord remis au Premier ministre en 2020, la commission d'experts estime que "des secteurs enregistreront des gains – essentiellement dans l'industrie et les services – et d'autres pâtiront de la concurrence des pays du Mercosur comme les secteurs agricoles et agroalimentaires". Elle précise que "les gains commerciaux attendus dans l’industrie sont néanmoins à relativiser du fait de la présence importante d’investissements directs européens dans les pays du Mercosur (notamment dans le secteur de la construction automobile)". En 2017, l'industrie manufacturière (56%) et les services (35%) représentaient l'essentiel des exportations de l'UE vers le Mercosur, selon le rapport.

6 Les conditions de travail dans les pays du Mercosur sont moins bonnes qu'au sein de l'UE : plutôt vrai

Pour justifier son opposition au traité de libre-échange, l'eurodéputée écologiste belge Saskia Bricmont dénonce notamment une "concurrence déloyale" entre agriculteurs sud-américains et européens. L'élue explique dans une vidéo publiée par son parti sur Facebook(Nouvelle fenêtre) que les pays européens doivent respecter des "normes sociales" plus "élevées" qu'en Amérique du Sud.

Le Smic européen va de 477 euros par mois en Bulgarie à 2 571 euros au Luxembourg, selon les statistiques de l'UE(Nouvelle fenêtre). Il est de fait plus élevé qu'au Brésil (260 euros en janvier) ou qu'en Argentine (257 euros), les deux pays les plus riches du Mercosur. Mais les différences vont au-delà du coût du travail.

Publié notamment par la Fondation pour la nature et l'homme et l'institut Veblen, un rapport de 2023 (PDF)(Nouvelle fenêtre) sur les "dangers d'une ratification de l'accord" UE-Mercosur rappelle que "l'agence d’investigation Reporter Brasil a révélé des conditions de travail dans la filière viande proche du travail forcé""Des entreprises et des abattoirs brésiliens (...) s'approvisionnent en bétail auprès de fermes qui exploitent les travailleurs et les maintiennent dans des conditions proches de l'esclavage (salaires bas, logements proposés par l'employeur insalubres)", note l'institut.

"Les éléments sur les droits des travailleurs se trouvent dans une partie de l'accord sur le développement durable qui est non contraignante, et qui n'est pas engagée dans le même mécanisme que les autres dispositions en cas de non-respect", souligne Mathilde Dupré, codirectrice de l'institut. Signe des inquiétudes autour des conditions de travail liées à cet accord, les confédérations européenne et sud-américaine des syndicats ont signé un communiqué commun(Nouvelle fenêtre) pour s'opposer au projet UE-Mercosur. Ils évoquent notamment "l'absence de mécanismes pour préserver les droits des travailleurs et leurs emplois".

7 La France peut bloquer l'accord : à nuancer

La ministre de l'Agriculture, Annie Genevard, a expliqué que la France menait un "intense travail diplomatique" pour "rallier un certain nombre de paysafin de bloquer l'accord au niveau européen. C'est toutefois bien la Commission européenne qui négocie ce traité de libre-échange et c'est donc elle qui décidera de le faire ratifier. Dans une tribune, plus de 600 parlementaires français, issus de différents groupes politiques, se sont d'ailleurs adressés directement à la présidente Ursula von der Leyen pour lui faire part de leur opposition.

Dans une note publiée sur son blog(Nouvelle fenêtre), Olivier Costa, directeur de recherche au CNRS et spécialiste des politiques et institutions de l'UE, explique que Bruxelles a deux options pour faire adopter le traité. La première via un accord dit "mixte", où les Vingt-Sept, le Parlement européen et enfin les parlements de tous les Etats membres votent le texte. Une option qui apparaît plus qu'improbable au vu de l'opposition de la France, qui peut bloquer le texte, selon Elvire Fabry, chercheuse à l'Institut Jacques-Delors. "Cela voudrait dire qu'on signe un texte pour le mettre directement à la poubelle", illustre-t-elle.

L'autre option – l'hypothèse la plus probable – consiste à scinder "l'accord en deux, en demandant une ratification séparée pour la partie qui concerne les questions commerciales et douanières", explique Olivier Costa, car ces dernières "relèvent d'une compétence exclusive" de l'UE. L'accord ne nécessiterait qu'une majorité qualifiée, soit 55% des Etats membres (15 votes sur 27) représentant 65% de la population, selon la Commission européenne(Nouvelle fenêtre). Ce procédé, qui ne nécessite pas une ratification des parlements nationaux, pourrait être invalidé par une minorité de blocage (au moins quatre Etats membres représentant 35% de la population européenne), comme l'espère la France. Encore faut-il qu'elle trouve des alliés en nombre et en poids suffisants. Or, pour l'heure, Paris semble loin du compte.