VRAI OU FAUX. Israël a-t-il violé le droit international en interceptant le navire humanitaire "Madleen" ?
Publié le lundi 16 juin 2025 à 15:04
Le bateau humanitaire "Madleen", au départ du port sicilien de Catane, en Italie, le 1er juin 2025.
(SALVATORE ALLEGRA / ANADOLU / AFP)
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Linh-Lan Dao - franceinfo - France Télévisions
L'opération d'arraisonnement menée lundi par l'armée israélienne sur le voilier de la Coalition de la flottille de la liberté s'est déroulée dans un espace maritime où la souveraineté de l'Etat hébreu ne s'appliquait pas.
Une arrestation comparée à un "acte de piraterie", ou encore à un "kidnapping". Alors qu'il tentait de rallier la bande de Gaza par la mer, pour y apporter de l'aide humanitaire, le voilier Madleen, de l'organisation Coalition de la la flottille de la liberté, a été arraisonné dans la nuit du dimanche 8 au lundi 9 juin par l'armée israélienne. Le bateau a ensuite été acheminé lundi soir au port d'Ashdod, dans le sud d'Israël. Parmi les douze passagers du navire, deux militants français et deux étrangers, dont l'activiste suédoise Greta Thunberg, ont été expulsés et sont rentrés dans leur pays en début de semaine. L'eurodéputée LFI Rima Hassan, elle, a atterri jeudi 12 juin au soir à Roissy-Charles-de-Gaulle au côté d'un autre passager français, Reva Viard. Les deux derniers ressortissants français retenus, Pascal Maurieras et Yanis Mhamdi, doivent être à leur tour expulsés vers la France vendredi.
Très mobilisé pour la cause palestinienne ces derniers mois, le parti La France insoumise a estimé que "cette interception, opérée en dehors des eaux territoriales israéliennes, constitue une violation flagrante du droit international, notamment du droit maritime et du droit humanitaire" dans un communiqué publié par Jean-Luc Mélenchon, lundi sur X. "Le bateau a été arraisonné immédiatement quand il est rentré (...) dans les eaux territoriales israéliennes. Pas avant, [l'armée] a attendu" a assuré de son côté l'ambassadeur de France en Israël, Joshua Zarka, le même jour sur BFMTV.
Quant au ministère des Affaires étrangères, il s'est contenté d'exprimer lundi son souhait d'un "retour rapide" des ressortissants français, sans se prononcer sur la légalité de leur arrestation. Alors, Israël a-t-il enfreint la loi en interceptant le Madleen ? Franceinfo fait le point avec plusieurs experts en droit international.
Un navire géolocalisable grâce à son traceur GPS
"Nous avons été kidnappés dans les eaux internationales [zones maritimes non soumises à l'autorité d'un Etat] et emmenés contre notre gré en Israël", a accusé la militante écologiste Greta Thunberg, lors de son transit à l'aéroport de Roissy, mardi après-midi. Que sait-on réellement de la localisation exacte du Madleen, au moment de son interception ? Sur une image de vidéosurveillance, diffusée à la presse par la Coalition de la flottille de la liberté, l'équipage apparaît les mains levées en signe de reddition, vêtu de gilets de sauvetage. L'horodateur de la caméra indique le 9 juin 2025, à 2h00 du matin (heure locale).
Une capture d'écran d'une vidéo diffusée par la Coalition de la flottille de la liberté lundi 9 juin 2025 montre des militants à bord du bateau humanitaire Madleen à destination de Gaza, les mains en l'air, alors qu'ils sont interceptés par les forces israéliennes. (AFP PHOTO / COALITION FLOTILLE DE LA LIBERTE)
À 1h55 du matin (heure locale), soit cinq minutes plus tôt, le bateau communiquait sa dernière position GPS sur le site Freedom Flotilla Tracker, grâce à un traceur permettant à tout internaute de suivre son parcours en temps réel. Il se situait à un peu moins de 200 km de sa destination. À partir de ce moment précis, la position du navire reste inchangée, selon les constatations de franceinfo, ce qui suggère une désactivation ou un dysfonctionnement du dispositif de géolocalisation. "Les signaux ont été brouillés et des signaux audio perturbateurs ont été diffusés pour perturber les communications radio pendant l'embarquement des forces israéliennes", a précisé lundi la Coalition de la flottille de la liberté sur Instagram.
Capture écran de la dernière position GPS connue du navire humanitaire "Madleen" de la Coalition flotille de la liberté, le 9 juin à 1h55. (COALITION DE LA FLOTILLE DE LA LIBERTE / FORENSIC ARCHITECTURE)
En reportant la dernière position connue du bateau sur une carte des frontières maritimes internationales de 2023, disponible sur la plateforme Marine Regions, opérée par l'Institut de recherche scientifique marine en Flandre (Vliz), franceinfo a pu déterminer que le Madleen naviguait au sein d'une zone économique exclusive (ZEE) dépendante de l'Egypte peu avant son interception.
"La liberté de navigation" primait
Créées par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) en 1982 à Montego Bay, en Jamaïque, les ZEE constituent des espaces maritimes situés entre les eaux territoriales et les eaux internationales (ou haute mer), où un Etat côtier exerce des droits souverains pour l'exploitation des ressources naturelles (pêche, énergie, minerais), tout en respectant la navigation ou le survol pour les pays étrangers. Le Madleen se trouvait donc hors des eaux territoriales israéliennes lorsque les autorités l'ont intercepté.
Carte des frontières maritimes internationales montrant les zones économiques exclusives de l'Egypte, en rouge. (MARINE REGIONS)
Dans ce cas précis, quel régime juridique aurait dû s'appliquer au Madleen ? Au sein des ZEE, "c'est la liberté de navigation qui prime", rappelle auprès de franceinfo Seline Trevisanut, professeure de droit international et durabilité à l'Ecole de droit de l'université d'Utrecht (Pays-Bas). "Comme la ZEE est assimilée à la haute mer en ce qui concerne la liberté de navigation, tout Etat a le droit d'y naviguer librement dans le respect du droit international applicable", précise-t-elle.
"L'intervention d'Israël, qui s'est déroulée hors de la zone de blocus, n'était fondée sur aucune base juridique."
à franceinfo
La "liberté de navigation" en haute mer est un principe fondamental consacré par l'article 87 de la Convention de Montego Bay, dont Israël n'est pas signataire. "Elle s'applique à tous les Etats, qu'ils l'aient ratifié ou pas", explique auprès de franceinfo Johann Soufi, avocat spécialisé en droit international et ancien responsable du bureau juridique de l'agence de l'ONU pour les réfugiés palestiniens à Gaza (UNRWA). "La Cour internationale de justice et d'autres juridictions internationales (...) ont considéré que la Convention [de Montego Bay] ne faisait que codifier des principes coutumiers [règles non écrites issues de la coutume, ayant une force juridique]", rappelle l'avocat.
Qui avait autorité sur le Madleen ? Battant pavillon britannique, le voilier est soumis à la juridiction exclusive de son pays en haute mer, selon l'article 92 de la Convention de Montego Bay. "Aucun pays [autre que celui de sa juridiction] n'a le droit de procéder à l'interception d'un navire dans les eaux internationales", abonde Benjamin Fiorini, secrétaire général de l'association Jurdi (Juristes pour le respect du droit international) et maître de conférences en droit pénal à l'université Paris 8. Il existe toutefois plusieurs exceptions pouvant justifier une intervention, énoncées par la Convention des Nations unies : la piraterie, le trafic d'êtres humains (traite d'esclaves) ou l'absence de pavillon (qui permet de savoir à quel pays un navire est rattaché juridiquement).
Israël invoque la protection du blocus de Gaza
Pour justifier l'interception du Madleen, le ministère des Affaires étrangères israélien a invoqué la protection du blocus maritime imposé par Israël à Gaza depuis 2009, estimant avoir agi dans son bon droit. "La zone maritime au large des côtes de Gaza est fermée aux navires non autorisés en vertu d'un blocus naval légal, conforme au droit international (...) Les tentatives non autorisées pour briser le blocus sont dangereuses, illégales et minent les efforts humanitaires en cours", peut-on lire dans un communiqué publié dans la nuit de dimanche à lundi sur X, arguant que "la zone maritime de Gaza reste une zone de conflit active".
Le Manuel de San Remo de 1994, applicable aux conflits armés sur mer, permet en effet à un Etat d'arraisonner un bateau se dirigeant vers la zone de blocus dont il a le contrôle, même en haute mer. Toutefois, ce blocus doit être licite, et respecter certaines conditions : "L'étendue, le lieu et la durée d'activation de la zone et des mesures prises ne doivent pas excéder les strictes nécessités militaires et le principe de proportionnalité", précise l'article 93 du manuel. Il doit aussi permettre "le libre passage des vivres et autres fournitures essentielles".
A l'origine, le blocus maritime de Gaza visait à empêcher tout acheminement d'armes par le Hamas, arrivé au pouvoir deux ans plus tôt, en 2007. Cette mesure "étant en vigueur depuis près de 17 ans, il ne fait aucun doute que ses effets sont totalement disproportionnés, davantage encore dans le contexte actuel, avec le risque de famine touchant la population palestinienne", estime sur LinkedIn François Dubuisson, membre de l'association Jurdi et professeur de droit international à l'université libre de Bruxelles. D'ailleurs, ce spécialiste rappelle que le blocus est considéré comme un "acte d'agression" par la résolution 3314 de l'Assemblée générale des Nations unies "s'il sert une occupation illégale", telle que celle des territoires palestiniens par Israël.
En empêchant un bateau humanitaire d'apporter de l'aide humanitaire à Gaza, l'Etat hébreu contrevient également à son obligation "de permettre à la population [de la bande de Gaza] d'avoir accès à de l'aide humanitaire, en tant que puissance occupante" estime Benjamin Fiorini, s'appuyant sur la Convention (IV) de Genève de 1949, relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre. À trois reprises en 2024, la Cour internationale de justice (CIJ), plus haute juridiction des Nations unies, avait ordonné à Israël de laisser rentrer l'aide humanitaire à Gaza et de ne pas cibler ses civils. Ainsi, en interceptant le Madleen en haute mer, "Israël viole le droit de la mer, le droit international humanitaire et les ordonnances de la Cour internationale de justice", résume l'avocat Johann Soufi.