VRAI OU FAUX. L'Etat investit-il 2 000 euros de moins par élève en Seine-Saint-Denis par rapport au reste de la France ?


Publié le mardi 21 mai 2024 à 18:36

– Mis à jour le jeudi 9 mai 2024 à 18:04

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Des manifestants rassemblés devant la Direction des services départementaux de l'Education nationale à Bobigny (Seine-Saint-Denis), le 14 mars 2024.

(VALERIE DUBOIS / HANS LUCAS / AFP)

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Léa Deseille

Le maire de Montreuil a brandi ce chiffre pour dénoncer une inégalité de traitement entre les élèves de son département et les autres. Un écart qui peut s'expliquer par le profil des professeurs, souvent jeunes et contractuels, ainsi que par un plus fort taux de non-remplacement.

Manque de moyens, remplacements insuffisants, bâtiments insalubres... Le sujet de l'éducation en Seine-Saint-Denis est source de tensions entre le gouvernement et les élus locaux. Douze maires de ce département ont même attaqué l'Etat en raison du manque d'enseignants, et l'ont enjoint, début avril, à payer jusqu'à 500 euros par jour jusqu'à ce qu'il mette "des moyens à hauteur des besoins éducatifs". Selon l'intersyndicale des enseignants du département, il manque plus de 5 000 postes dans le 93. L'action des communes du département s'est finalement avérée infructueuse, le tribunal administratif de Montreuil ayant suspendu le 26 avril les arrêtés pris par les maires. 

Dans ce contexte, Patrice Bessac, édile communiste de Montreuil, a dénoncé, deux jours plus tôt sur BFMTV, le manque de moyens investis par l'Etat dans son département. "Nous savons qu'il y a structurellement un investissement moindre en Seine-Saint-Denis (...) Il y a 2 000 euros de moins qui sont donnés aux enfants de la Seine-Saint-Denis que dans les autres départements", chaque année, a-t-il affirmé. Contacté par franceinfo, il a détaillé ce chiffre : "L'Etat a reconnu qu'il investissait 6 263 euros par élève en Seine-Saint-Denis. Or, l'investissement au niveau national se situe autour de 8 600 euros". Mais dit-il vrai ou faux ?

Un calcul basé sur une note du préfet

Ce chiffre de 8 600 euros se rapproche de celui trouvé dans une synthèse des caractéristiques et des tendances du système éducatif pour 2023. Ce document publié par le ministère de l'Education nationale fait mention d'une somme de 8 860 euros dépensée chaque année par élève ou apprenti scolarisé dans le premier ou le second degré. Pour les dépenses par élève en Seine-Saint-Denis en revanche, aucun chiffre n'est disponible sur le site du ministère. "Nous avons réalisé le calcul nous-mêmes à partir d'une note du préfet dans laquelle il avoue que l'Etat a dépensé 2,3 milliards d'euros pour l'éducation dans le département" en 2023, explique à franceinfo Joyce Pitcher, l'avocate qui a fourni les calculs repris par le maire de Montreuil.

On retrouve effectivement ce chiffrage dans la note de Jacques Witkowski, préfet de Seine-Saint-Denis, que franceinfo a pu consulter. "Nous avons ensuite divisé le montant par le nombre d'élèves dans le département", précise l'avocate. Selon la Direction des services départementaux de l'Education nationale de la Seine-Saint-Denis, 367 243 élèves sont scolarisés dans le département. En divisant le budget dépensé par l'Etat par le nombre d'élèves, on obtient 6 262,88 euros dépensés par élève. Ce qui correspond donc parfaitement au montant donné par Patrice Bessac. Mais comment expliquer cette différence entre le montant par élève au niveau national et celui pour la Seine-Saint-Denis ?

Des contractuels aux salaires moins élevés

D'abord, les dépenses de l'Etat pour l'Education nationale concernent à 73% les salaires, charges et pensions, selon le ministère. Les 27% restants correspondent aux dépenses de fonctionnement et à l'investissement. Contactée à ce propos, l'académie de Créteil n'a pas répondu à nos sollicitations. En revanche, l'académie de Lyon explique que ces dépenses sont réparties entre départements en tenant compte de "l'évolution de la démographie scolaire", du "financement des orientations nationales" (comme le "dédoublement en éducation prioritaire"), mais aussi "du taux de boursiers et de l'indice de position sociale".

Ces éléments peuvent expliquer la différence entre le montant par élève de Seine-Saint-Denis et ceux du reste de la France. D'après le ministère de l'Education, la démographie scolaire est en baisse en Seine-Saint-Denis, avec 3 011 élèves de moins à la rentrée 2022. Néanmoins, le ministère assure avoir créé 73 postes cette année là afin "d'améliorer les conditions d'enseignement". Selon Patrice Bessac, l'écart peut en fait s'expliquer par le statut des professeurs du département. "Le nombre de contractuels et de jeunes professeurs est très élevé en Seine-Saint-Denis", explique-t-il. Moins bien payés, les jeunes professeurs et les contractuels coûtent donc moins cher à l'Etat. 

Un rapport d'information de l'Assemblée nationale sur l'évaluation de l'action de l'Etat dans ses missions régaliennes en Seine-Saint-Denis, publié le 30 novembre 2023, dénonce "un recours très important aux contractuels pour combler le manque d'effectifs titulaires". Selon le sénateur communiste de Seine-Saint-Denis Fabien Gay, en 2022-2023, ce département était celui qui comptait le plus haut taux de recours aux enseignants contractuels dans le premier degré (7,1% des effectifs).

L'inexpérience relative des professeurs du département, évoquée par Patrice Bessac, est, elle aussi, évoquée dans le même rapport de l'Assemblée. Pour la rentrée 2023, dans le premier degré, 16% des enseignants avaient moins de deux ans d'ancienneté, et 22% moins de trois ans. Au niveau national, environ 16% des enseignants ont moins de cinq ans d'ancienneté. Dans le second degré, en 2022, 34% des professeurs de Seine-Saint-Denis comptaient moins de deux ans d'ancienneté et 56% moins de cinq ans, contre 26% au niveau national.

Un personnel éducatif jeune et changeant

Après le passage des concours, les enseignants sont répartis dans les académies dans lesquelles les besoins sont les plus importants. "Les jeunes professeurs sont particulièrement envoyés dans l'académie de Versailles ou de Créteil", où se situe la Seine-Saint-Denis, explique Clémence Cardon-Quint, historienne spécialiste des financements de l'éducation. "Les académies de Créteil et Versailles sont moins attractives pour les enseignants. Dans le premier degré, où le recrutement est académique, cela se reflète dans l'écart important entre le nombre de postes ouverts au concours et le nombre d'admis. La proportion de professeurs contractuels y est donc plus importante", précise-t-elle. 

"Les emplois dans ce département ne sont pas beaucoup pourvus par les professeurs, alors ce sont les jeunes enseignants qui y travaillent."Clémence Cardon-Quint, historienne spécialiste des financements de l'éducationà franceinfo

Selon l'universitaire, le système d'affectation des professeurs et l'inégale attractivité des académies sont en partie responsables de la différence de moyens entre les élèves, selon les territoires. "Une fois qu'ils accumulent quelques années d'ancienneté, les professeurs peuvent demander des mutations", rappelle-t-elle. Les établissements de Seine-Saint-Denis peinent donc à garder leurs enseignants. 

Autre facteur explicatif : le non-remplacement massif des enseignants absents, dénoncé par Emilie Benoit, membre du syndicat SUD Education 93. "En cas d'absence du personnel, les élèves sont répartis dans les écoles ou n'ont pas cours. C'est moins le cas dans les autres départements", pointe-t-elle. L'Etat a d'ailleurs été condamné par le tribunal administratif de Cergy-Pontoise le 10 avril pour les heures perdues par les élèves de Seine-Saint-Denis. "Si les remplacements ne sont pas effectués, l'Etat n'a pas à les payer. Cela explique aussi que le montant déboursé par élève en Seine-Saint-Denis soit plus bas", déduit Xavier Timbeau, directeur de l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) et auteur de Dépenses publiques d'éducation et inégalités.

Dans le premier degré, en octobre 2023, 65% des absences étaient remplacées en Seine-Saint-Denis, contre 77,4% au niveau national, d'après les chiffres du ministère de l'Education. Depuis fin février, parents d'élèves, syndicats et municipalités du 93 réclament un plan d'urgence sur le sujet face au manque de personnel et à la dégradation des bâtiments.