VRAI OU FAUX. Les Etats-Unis peuvent-ils empêcher les avions F-35 des armées européennes de décoller ?


Publié le lundi 10 mars 2025 à 11:40

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Un F-35 vole au-dessus de l'Estonie, escortant l'avion du Premier ministre néerlandais, Dick Schoof, en décembre 2024.
 

(ROBIN VAN LONKHUIJSEN / ANP MAG)

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Linh-Lan Dao - franceinfo - France Télévisions

Plusieurs pays européens ont pointé récemment l'enjeu de l'omniprésence du matériel américain dans le domaine aérien et la question de la souveraineté de l'Europe en matière d'armement.

Les pays européens, trop dépendants de l'armement américain ? A l'heure où Donald Trump se montre proche de la Russie, menace d'annexer le Groenland ou souhaite faire du Canada le 51e Etat américain, plusieurs pays s'inquiètent de leur souveraineté militaire, basée sur une protection américaine aujourd'hui remise en question. En Suisse, l'acquisition de 36 avions de chasse F-35 du constructeur américain Lockheed Martin en 2021 fait débat au Parlement, rapporte RTS. Mêmes inquiétudes en Allemagne, où l'on se demande si l'armée aura les mains libres à l'avenir pour utiliser ses avions comme elle l'entend. Ces aéronefs furtifs, impossibles à déceler au radar, équipent en effet de nombreuses armées européennes.

"Si les Etats-Unis attaquaient le Groenland, aucun pays européen ne pourrait faire décoller ses F-35 pour le défendre, car ils ont un système de blocage si le plan de vol ne convient pas au Pentagone", a lancé l'eurodéputé LR européen Christophe Gomart dans Libération, le 20 février. "Les Danois, avec leurs avions américains F-35, se rendent compte que ce n'est peut-être pas une si bonne idée, s'ils devaient un jour avoir l'idée de défendre le Groenland. Ils n'arriveraient même pas jusque-là", a estimé de son côté Michael Schoellhorn, directeur général d'Airbus Defence and Space, dans un entretien au journal allemand Augsburger Allgemeine. S'il semble très peu probable que les Etats-Unis et le Danemark en viennent à s'affronter militairement au Groenland, les Etats-Unis sont-ils susceptibles d'entraver le fonctionnement des F-35 acquis par nos voisins ? Franceinfo a interrogé plusieurs spécialistes de la défense et de l'armement.

Pas de bouton d'arrêt d'urgence

D'un point de vue technique, "il n'est pas prouvé qu'il existe un kill switch [bouton d'arrêt d'urgence] permettant de désactiver le système de l'avion à distance", explique à franceinfo Xavier Tytelman, consultant défense spécialisé dans l'aéronautique. "Mais il existe un logiciel de préparation de la mission qui, au-delà d'une certaine durée, si l'on ne s'y connecte pas, ne fonctionne plus", ajoute l'ancien militaire. En effet, le F-35 est équipé d'un système d'exploitation informatique, auquel le pilote se connecte avec un identifiant et un mot de passe.

Selon une fiche officielle (PDF) du gouvernement américain datant de 2020, l'aéronef pouvait fonctionner de façon autonome "jusqu'à 30 jours sans se connecter à Alis [ancien logiciel, remplacé depuis 2022 par le programme ODIN]". Interrogé par la chaîne d'information LN24 en mars, le ministère de la Défense belge a reconnu que le F-35 pouvait être "déployé entièrement de manière autonome, bien qu'il soit recommandé de ne pas prolonger cette situation au-delà de quelques semaines pour garantir un soutien optimal".

"L'un des avions de chasse parmi les plus performants du monde occidental"

"L'avion va démarrer et voler dans tous les cas. Les Etats-Unis ne pourront pas empêcher ces deux premières étapes, mais pourront inhiber à distance certaines capacités du système d'armes", explique-t-on au ministère des Armées français. A noter que la France n'est pas concernée par ce risque, puisqu'elle dispose de ses propres appareils de combat Rafale et ne possède pas de F-35 américains.

"Faire voler un F-35 c'est une chose, mais utiliser son armement avec le système numérique, c'en est une autre", résume Maxime Cordet, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialisé sur les questions de défense européenne. Cette inhibition est possible grâce aux données de vol collectées par le logiciel. Autrement dit, le constructeur Lockheed Martin garde un œil sur l'usage qui est fait de ses appareils. "Le logiciel se connecte au seul serveur mondial, qui se situe au Texas. Tout passe par les Etats-Unis", souligne Xavier Tytelman. "Les Etats-Unis gardent un contrôle sur la chaîne logistique dans tous les cas. L'autonomie du F-35 n'est pas totale", complète une source au ministère des Armées.

Après l'invasion de l'Ukraine par la Russie, l'Allemagne a privilégié les F-35 pour renouveler sa flotte vieillissante, emboîtant le pas à l'Italie et au Royaume-Uni. "Le domaine aérien militaire européen est très américanisé, avec des pays comme l'Italie qui ont entièrement basé leur armée de l'air sur du matériel américain", souligne Maxime Cordet. Ces acquisitions lient les clients européens à leur fournisseur sur le moyen terme. Résultat : "Au niveau européen, on va mettre vingt ans au minimum avant de se démarquer des Américains", estime auprès de franceinfo Peer de Jong, ancien colonel des troupes de marine et vice-président de l'institut Themiis.

D'où vient cette hégémonie du F-35 sur le sol européen ? "Il s'agit de l'un des avions de chasse parmi les plus performants du monde occidental. C'est un appareil de très haute technologie, à la pointe de ce qui se fait aujourd'hui", explique Maxime Cordet. Mais là n'est pas la seule raison : les acheteurs de Lockeed Martin ont aussi la particularité d'être des membres de l'Otan, alliance garantissant une protection mutuelle entre plusieurs pays d'Amérique du Nord et d'Europe, et dont font partie les Etats-Unis.

Un tournant européen ?

"Acheter américain s'accompagnait de différentes garanties en termes de sécurité, mais aussi d'un point de vue industriel et économique. Les Américains prévoyaient plusieurs investissements dans les Etats acheteurs, des morceaux du F-35 étaient construits dans des usines en Europe. Longtemps, l'achat du F-35 était un deal intéressant pour les Européens", souligne Maxime Cordet.

Autre avantage stratégique : depuis 2023, le F-35 est le seul chasseur furtif à pouvoir transporter une arme nucléaire, selon un porte-parole du Joint Program Office (JPO) "F-35" du ministère de la Défense américain, au média américain spécialisé Breaking Defense. "Certains Etats ont acheté le F-35 pour bénéficier d'un parapluie nucléaire américain", explique Maxime Cordet. Mais avec le rapprochement des Etats-Unis avec la Russie, ce parapluie semble menacé.

"Si l'administration américaine bloque une riposte européenne employant le F-35, on ne peut plus compter sur cet emploi pour porter la dissuasion nucléaire. Cela remet en cause un grand pan de la sécurité en Europe."

Maxime Cordet, directeur de recherche à l'Iris

à franceinfo

Washington peut donc partiellement avoir la main sur l'usage du F-35. Mais l'administration Trump compte-t-elle vraiment en arriver là ? "Les Etats-Unis n'auront pas intérêt, pour leur industrie d'armement, à rendre le F-35 inefficient", tempère-t-on au ministère des Armées. "Je n'imagine pas deux secondes Donald Trump envoyer l'armée au Groenland, ce n'est pas son truc. Par contre, il peut faire pression (...) en clouant au sol certaines capacités militaires danoises, et en bloquant certains logiciels américains", anticipe pour sa part Guillaume Ancel, ancien lieutenant-colonel d'artillerie et chroniqueur de guerre, auprès de franceinfo.

Face à la suspension de l'aide militaire américaine à l'Ukraine, les Vingt-Sept ont donné leur feu vert au plan "Réarmer l'Europe" visant à mobiliser 800 milliards d'euros pour renforcer les moyens de défense des Etats membres. Les pays européens iront-ils jusqu'à se détourner des F-35 américains pour privilégier les constructeurs européens ? "On a en Europe des industriels qui savent faire, observe Maxime Cordet, mais il faudrait que les commandes augmentent rapidement, de manière massive, auprès de Dassault et Airbus pour que les chaînes d'approvisionnement accélèrent leur cadence".