Assemblée, Matignon, cohabitation: les règles du jeu versées au débat des élections législatives


Assemblée, Matignon, cohabitation: les règles du jeu versées au débat des élections législatives

Publié le vendredi 10 juin 2022 à 15:34

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Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon à l'Elysée, en novembre 2017

(Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon à l'Elysée, en novembre 2017 ( AFP / LUDOVIC MARIN))

Auteur(s)

Baptiste PACE, AFP France

Jean-Luc Mélenchon qui demande aux Français de l'"élire Premier ministre", mais qui n'est pas candidat à l'Assemblée, Emmanuel Macron qui rétorque que nul ne peut imposer un chef du gouvernement au président, Olivier Véran qui avertit d'une "crise institutionnelle"en cas de cohabitation... Rarement le fonctionnement des institutions n'a été autant abordé que lors de cette campagne législative. Décryptage.

"Je demande aux Français de m'élire Premier ministre" (J-L. Mélenchon)

Eliminé au premier tour de la présidentielle pour la troisième fois consécutive, Jean-Luc Mélenchon n'a pas attendu la réélection d'Emmanuel Macron pour lancer sa campagne pour les législatives. Le 19 avril sur BFMTV, pour sa première prise de parole depuis son éviction, il demande aux Français de l'"élire Premier ministre".

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Sauf qu'en France, on n'élit pas le chef du gouvernement. "Le Premier ministre est nommé par le Président de la République", rappelle à l'AFP Jean-Philippe Derosier, constitutionnaliste et professeur de droit public à l'Université de Lille.

Mais "cette nomination --ce n'est pas inscrit expressément(dans la Constitution) mais ça coule de source-- doit tenir compte de la composition et notamment de la majorité à l'Assemblée nationale", poursuit M. Derosier.

"Ca coule de source parce que le gouvernement est responsable politiquement devant l'Assemblée nationale. Ce qui veut dire que si l'Assemblée nationale n'est pas d'accord avec le gouvernement, elle peut le contraindre à la démission. En terme technique: le censurer. C'est la motion de censure", ajoute-t-il.

La sortie de Jean-Luc Mélenchon est donc, comme il l'a reconnu lui-même, un raccourci visant à la mobilisation de son camp en vue du scrutin législatif, avec l'objectif d'imposer au président Macron une majorité alternative, et donc une "cohabitation". Comme avaient eu à la subir avant lui les présidents François Mitterrand (en 1986-1988 et en 1993-1995) et Jacques Chirac (en 1995-2002).

Cette déclaration est "une formule, mais c'est une formule assez habile. Effectivement, le Premier ministre n'est pas élu. Mais on peut considérer qu'il est élu indirectement. Parce que les Français élisent les députés et ce sera la majorité des députés qui soutiendront le gouvernement et le chef du gouvernement. Même si, formellement, ils ne l'élisent pas", analyse M. Derosier.

Cet appel du leader Insoumis a rapidement porté ses fruits. Trois jours après cette interview, Google fournissait à l'AFP les chiffres suivants à propos des "termes en plus forte hausse de recherches sur le Premier ministre"sur les 7 jours précédents en France:

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Dans la foulée, le leader des Insoumis concluait un accord électoral avec Europe Ecologie-Les Verts, le Parti Communiste et le Parti Socialiste, regroupés derrière des candidats communs sous la bannière de la Nouvelle union populaire, écologique et sociale (Nupes).

"C'était bien joué. Ca s'appelle de la tactique politique, ça s'appelle du cynisme", a estimé le président du groupe La République en marche à l'Assemblée, Christophe Castaner, le 6 juin sur France Inter & France Info.

"Aucun parti politique ne peut imposer un nom au président" (E. Macron)

Plutôt discret depuis sa réélection, Emmanuel Macron s'est lancé dans la campagne législative par le biais d'un entretien accordé à la presse quotidienne régionale, le 4 juin 2022.

Le chef de l'Etat y dévoile sa méthode pour son deuxième mandat, sollicite des Français "une majorité stable et sérieuse"à l'Assemblée, et tacle durement les programmes "de désordre et de soumission"tant de la Nupes que de Marine Le Pen.

Mais bien qu'aucun sondage ne prévoit de majorité pour l'alliance de gauche, le président a inévitablement été interrogé sur l'hypothèse d'une victoire de la Nupes et d'une nomination de Jean-Luc Mélenchon à Matignon, qui concentre l'attention depuis le début de la campagne. Voici sa réponse, dans un extrait de l'entretien publié par le journal Le Parisien, reproduit ci-dessous:

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Emmanuel Macron rappelle une vérité: seul le président de la République nomme le Premier ministre, conformément à l'article 8 de la Constitution. Formellement, comme il l'explique dans cet entretien à la presse régionale, "aucun parti politique ne peut imposer un nom au président".

Mais dans les faits, la donne est plus complexe. Comme évoqué plus haut, et comme le précise M. Macron lui-même, le président doit faire son choix en "regardant le Parlement". Plus précisément: l'Assemblée nationale, car le Sénat ne peut pas renverser le gouvernement.

Il faut distinguer deux cas de figure: celui où la majorité à l'Assemblée est politiquement conforme aux vues du président, et celui où la majorité est d'une autre tendance politique.

"La tradition républicaine, on est presque au niveau de la coutume contraignante, est que l'on nomme le chef de la majorité. Et cela vaut pour tous les régimes parlementaires: le chef de la majorité devient le chef du gouvernement. Mais la Ve République a ceci de particulier que dans les situations que l'on va qualifier d'ordinaire(président et majorité de même bord politique, ndlr), le vrai chef de la majorité est à l'Elysée", explique M. Derosier. Le président est alors véritablement libre de son choix pour le Premier ministre.

9d612a2f8b8886fbc8d80940443cf588493d766e-ipad.jpgJacques Chirac, Premier ministre, et François Mitterrand, président de la République, lors de la première cohabitation, le 14 novembre 1986 à Lomé lors d'un sommet franco-africain. (AFP/ DANIEL JANIN)

Dans le cas d'une cohabitation, la donne est différente. Car, poursuit le constitutionnaliste, "le président peut parfaitement choisir qui il veut comme Premier ministre. Mais si ce n'est pas le Premier ministre que souhaite voir la majorité des députés, ça ne fonctionnera pas. Il y aura une motion de censure. Après, il peut nommer le voisin de table de celui qu'il a nommé précédemment mais il y aura une autre motion de censure. Et on peut déboucher sur un blocage institutionnel qui n'est pas tenable politiquement".

Les trois précédents scénarios de cohabitation n'ont guère laissé entrevoir de marge de manoeuvre pour un président devenu minoritaire à l'Assemblée: en 1986, François Mitterrand a nommé le chef de la majorité nouvellement élue, Jacques Chirac. Ce dernier, devenu président, a fait de même en 1997 en nommant Lionel Jospin.

Une exception, mais qui en fait confirme la règle: en 1993, François Mitterrand a nommé Edouard Balladur, qui n'était pas à proprement parler le chef de la nouvelle majorité, mais parce que Jacques Chirac ne souhaitait pas retourner à Matignon. Et cette décision de nommer à sa place l'un de ses bras droits n'a pu être prise qu'avec son aval.

Jean-Luc Mélenchon a d'ailleurs répondu à Emmanuel Macron sur ce point: "il dit que, une chose dans l'autre, personne peut lui imposer de nommer M. Mélenchon. Formellement c'est vrai. C'est pas marqué dans la Constitution: le président doit nommer M. Mélenchon. Mais ça ne serait pas raisonnable de faire autrement.(...) La Constitution ne donne pas le droit au bon plaisir. C'est pas prévu". 

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Pas candidat à l'Assemblée, mais postulant pour Matignon ? 

C'est l'un des principaux angles d'attaque à l'adresse du leader Insoumis: Jean-Luc Mélenchon prétend au poste de Premier ministre en tant que leader d'une hypothétique coalition parlementaire, mais il n'est pas lui-même candidat aux élections législatives. Le député sortant a en effet choisi de ne pas se représenter dans la circonscription de Marseille où il a été élu en 2017.

Emmanuel Macron ne s'est pas privé de souligner cette curiosité, dans son entretien à la presse régionale: "il est rare de remporter une élection à laquelle on ne se présente pas."

Inconditionnel soutien du chef de l'Etat, la député LREM Aurore Bergé est allée un peu plus loin, dans une tribune publiée par Libération le 27 mai 2022 intitulée "le chaos pour politique générale".Pour elle, M. Mélenchon, "l'homme de la prétendue reparlementarisation en oublie l'essence. Dans les régimes parlementaires, le Premier ministre est issu des rangs des députés. Il a l'onction du suffrage universel".

fd051d2520fe340f54f72b11949a6d8e51c8c972-ipad.jpgCapture d'écran du site liberation.fr

Cependant, aucune règle formelle n'impose que le Premier ministre soit député.

L'histoire de la Ve République fournit quelques exemples: Georges Pompidou, nommé à Matignon par Charles De Gaulle en 1962, Raymond Barre, nommé par Valéry Giscard d'Estaing en 1976, ou encore Dominique de Villepin, promu par Jacques Chirac en 2005, n'étaient pas députés au moment de leur nomination, et n'avaient même jamais été élus.

Plus récemment, Jean Castex, nommé Premier ministre par Emmanuel Macron en juillet 2020, n'a jamais été parlementaire. Il n'était donc, à plus forte raison, pas issu du groupe majoritaire présidentiel de La République en marche, lui qui était encore adhérent d'un parti d'opposition, Les Républicains, quelques jours avant sa nomination.

"La Constitution de 1958 présente cette double originalité d'avoir posé le principe d'une incompatibilité entre le mandat parlementaire et les fonctions de membres du gouvernement et d'avoir prévu que le Premier ministre était choisi par le président de la République sans avoir besoin d'un vote de l'Assemblée pour l'investir. Il n'est donc pas nécessaire qu'il soit parlementaire", explique à l'AFP Anne Levade, professeur de droit public et présidente de l'Association française de droit constitutionnel.

Qu'en est-il chez nos voisins européens ? "Dans les régimes parlementaires, la tradition veut que les Premiers ministres et les ministres soient en même temps parlementaires et continuent d'ailleurs à siéger dans les chambres", explique Anne Levade.

Une tradition, donc. Solidement établie, mais avec quelques contre-exemples. En Italie, notamment, l'actuel Président du Conseil (équivalent du Premier ministre), Mario Draghi, n'a jamais été élu député. Pas plus que son prédécesseur, Giuseppe Conte. 

La cohabitation, une "crise institutionnelle" ? 

Les soutiens d'Emmanuel Macron militent fort logiquement pour que les Français donnent une majorité parlementaire au président. Mais certains vont plus loin. Olivier Véran, le nouveau ministre délégué chargé des Relations avec le Parlement et de la Vie démocratique, s'est livré à un véritable plaidoyer contre la cohabitation, le 8 juin sur France Inter.

"On a eu une crise sociale: les +gilets jaunes+. Une crise sanitaire sans précédent: la pandémie. Une crise géopolitique avec la guerre aux frontières de l'Europe. N'ajoutons pas une crise institutionnelle avec un pays qui ne serait plus gouvernable", a lancé le ministre.

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Un pays "plus gouvernable", alors qu'il a déjà connu trois périodes de cohabitation ? "Pardonnez moi: une cohabitation avec un extrême politique n'est pas une cohabitation avec un parti de gouvernement. Par ailleurs, une cohabitation pendant cinq ans n'est pas une cohabitation pendant un an et demi, deux ans, en fin de mandat, pour avoir un peu d'alternance", a poursuivi M. Véran.

Pourtant, la troisième cohabitation, avec Lionel Jospin nommé Premier ministre par un Jacques Chirac désavoué aux législatives, a bien duré cinq ans, de 1997 à 2002.

Ce Premier ministre a gouverné sans encombre aux commandes de la "gauche plurielle" qui comprenait le Parti socialiste, dont il était le leader, Les Verts et le Parti communiste. Trois partis membres de la Nupes qui concourt aux législatives de 2022.

La France insoumise n'existait pas à l'époque. Son leader Jean-Luc Mélenchon, alors membre du PS, fut d'ailleurs ministre délégué au sein de ce gouvernement Jospin.

Relancé par un auditeur de France Inter, qui lui reprochait l'emploi du terme "crise institutionnelle"alors que "les institutions prévoient justement la possibilité d'une cohabitation", Olivier Véran a d'ailleurs rectifié le tir, appelant les électeurs à ne pas "créer de l'instabilité, si vous préférez le mot instabilité à la crise institutionnelle, dans la période que nous connaissons", car ce serait "prendre le risque d'une paralysie pour la France et d'une régression."

9 juin 2022Ajoute lien vers une tribune sur le site de Libération

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