Hôpital frappé à Gaza: l’incertitude toujours de mise quant aux responsabilités
Publié le mardi 24 octobre 2023 à 12:42
(Mahmud Hams / AFP)
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L’hôpital Ahli Arab à Gaza a-t-il été touché par un tir israélien ? A-t-il été victime d’une roquette défectueuse tirée côté palestinien ? Combien de personnes ont été tuées, des dizaines ou des centaines de civils ? Les images disponibles apportent quelques éléments, mais les experts interrogés restent prudents et n’excluent définitivement aucun scénario après cette tragédie survenue mardi soir dont Israël et le Hamas se rejettent la responsabilité, et qui a suscité une indignation internationale.
Attention plusieurs photos ou vidéos contenues dans cet article peuvent être choquantes
Le drame a fait de nombreuses victimes, comme le montrent des images de l'AFP sur lesquelles on voit des dizaines de corps, mais fait aussi l'objet d'une véritable guerre de l'information en ligne. Sur son bilan d'abord. Selon les autorités du Hamas, 471 personnes ont été tuées dans cet hôpital, notamment des civils essayant de s'abriter des bombardements israéliens en réponse à l'offensive contre l'Etat hébreu, un bilan contesté par Israël. Mercredi un responsable d'un service de renseignement européen avait fait état de "quelques dizaines de morts", mais les renseignements américains ont évoqué jeudi un bilan "entre 100 et 300 morts" qui "peut évoluer".
Dans un communiqué mardi, l'OMS a également déclaré que l'hôpital était "fonctionnel", et accueillait des patients, des soignants et des déplacés cherchant un refuge. Le drame a été largement condamné dans les heures qui ont suivi, par des dirigeants politiques et responsables partout dans le monde.
C'est d'abord le Hamas qui a accusé Israël d'avoir frappé l'hôpital, ce dont ont fait état de nombreux médias internationaux, dont l'AFP. Israël a par la suite accusé le Jihad islamique, un autre groupe armé palestinien allié du Hamas et classé comme lui organisation terroriste par les Etats-Unis, l'UE et Israël, assurant qu'il était responsable d'un tir de roquette raté ayant touché l'hôpital, ce dont ont alors fait état ces médias.
Le Jihad islamique a accusé Israël de "mensonges" mercredi, affirmant que la frappe résulte d'une bombe larguée par un avion de l'armée israélienne. Selon plusieurs analystes contactés par l'AFP, cette hypothèse est cependant improbable, estimant qu'une frappe comme celles que mène l'armée israélienne depuis le 7 octobre aurait probablement détruit intégralement l'hôpital ou a minima causé des dommages plus importants sur le parking.
Le président américain Joe Biden, venu en personne soutenir Israël à Tel-Aviv, a lui accrédité la version israélienne : "il semble que (la frappe) soit le résultat d'une roquette hors de contrôle tirée par un groupe terroriste à Gaza", a-t-il déclaré mercredi, invoquant des renseignements américains.
"Je suis très prudent (...) je ne l'ai pas attribuée parce que nous n'avons pas d'informations propres", a tempéré au contraire le président français Emmanuel Macron jeudi, interrogé par l'AFP. "Le jour où les services français consolideront, avec les services partenaires, des informations sûres, il y aura à ce moment-là une attribution ou des éléments", a-t-il ajouté.
Interrogé par l'AFP, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires de l'ONU a expliqué travailler "depuis longtemps avec le ministère de la santé à Gaza, en tant que source de données sur le nombre de victimes, qui par le passé se sont montré fiables". Il reconnaît aussi qu'il est "presque impossible en ce moment pour l'Onu de fournir une vérification quotidienne, car nos équipes ont été forcées d'évacuer vers le sud de Gaza".
Les accusations et les images
Les accusations contre Israël ont également été alimentées par des publications sur les réseaux sociaux, dont une capture d'écran largement relayée mardi soir d'un tweet supprimé de Hananya Naftali, présenté par certains comme un proche du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu, et très actif sur les réseaux sociaux. "L'armée israélienne a frappé une base terroriste du Hamas dans un hôpital à Gaza. De nombreux terroristes sont morts", peut-on lire sur ces captures. Hananya Naftali a lui-même publié un autre message sur X (ex-Twitter) quelques heures plus tard pour déclarer qu'il s'était basé sur des informations de presse, et que l'affirmation était fausse.
Pour affirmer que le Jihad islamique était responsable, Israël a publié un enregistrement audio qu'elle présente comme une conversation entre deux membres du Hamas évoquant la responsabilité du Jihad islamique, qui n'a pas pu être authentifié de manière indépendante. Les forces armées israéliennes invoquent aussi une vidéo tournée par Al-Jazeera le soir même, montrant selon elles qu'une roquette tirée vers Israël qui aurait mal fonctionné, et aurait causé l'explosion meurtrière.
Diffusée lors d'un direct de la chaîne mardi soir, elle montre aux alentours de 18h59 heure locale ce qui semble être une roquette monter vers le ciel au-dessus de Gaza. Quelques secondes après, on peut apercevoir un petit flash à l'endroit où se trouve le projectile, puis une traînée lumineuse et un flash beaucoup plus important, puis une autre traînée lumineuse, avant que le projectile ne soit plus visible dans la nuit. Quelques secondes plus tard, un flash au sol attire l'oeil du caméraman, qui pointe sa caméra vers la ville. On peut alors apercevoir ce qui ressemble à une première explosion ou un incendie, puis une deuxième et forte explosion sur la droite. Un incendie se déclare ensuite au niveau de cette explosion.
La scène est consultable dans la vidéo ci-dessous (à partir de 1h00min45sec).
La seconde explosion visible dans cette séquence intervient bien au-niveau de l'hôpital, comme l'ont déjà avancé certains analystes sur Twitter mardi.
Les flammes de l'incendie font notamment apparaître plusieurs indices visuels, dont les panneaux solaires visibles sur le toit de l'hôpital.
Pour avoir un deuxième point de référence nous pouvons localiser un autre bâtiment visible sur les images d'Al-Jazeera, à gauche de l'écran.
Il s'agit d'un autre hôpital de Gaza, l'hôpital Wafaa, situé à environ 1,2 kilomètre à l'ouest de l'hôpital Ahli Arab selon l'outil de mesure de Google Maps. On peut notamment le reconnaître à sa forme générale, mais aussi à celles de ses fenêtres, et au nombre d'étages. On aperçoit aussi le logo sur la face avant.
En fonction du point de vue du caméraman, on peut estimer que la roquette en question se dirigeait au moins initialement en direction du nord ou le nord-est, mais ces informations sont à prendre avec précaution car les trajectoires sont difficiles à estimer, encore plus de nuit.
"Si on parle d’un missile BADR-3 (de conception iranienne et utilisé par certaines milices armées palestiniennes, NDLR), il semble y avoir deux étages. Ce qui est possible, c’est que le premier étage se soit détaché au mauvais moment, ce qui aurait orienté le missile dans une autre trajectoire", estime Xavier Tytelman, consultant aéronautique/défense, ancien aviateur militaire et rédacteur en chef digital d'Air et Cosmos. "Il y a pas mal de roquettes qui ont des incidents de tir", a fait valoir mercredi soir un haut responsable européen du renseignement à l'AFP.
Selon Israël, cette scène montrerait donc une roquette du Jihad islamique s'élever dans le ciel, rencontrer un problème de fonctionnement, et retomber vers le sol, touchant au passage l'hôpital. Ce que la chaîne qatarie Al-Jazeera a contesté jeudi dans une vidéo, soulignant que ses caméras avaient filmé plusieurs frappes sur Gaza dans les minutes menant à l'explosion, et que le flash lumineux dans le ciel indique que la roquette en question a été interceptée, possiblement par un tir du "dôme de fer", un système de défense anti-aérien israélien, qui utilise des missiles pour intercepter des roquettes lorsqu'elles menacent des cibles sur son territoire.
D'autres internautes avancent encore que la roquette filmée par Al-Jazeera et l'explosion à l'hôpital pourraient être des événements concomitants, mais pas liés l'un à l'autre.
Les dégâts au sol
Une vidéo filmée au drone par l'AFP au lendemain du drame montre les dégâts dans le parking de l'hôpital. Des voitures sont visiblement calcinées, des matelas et des affaires jonchent les pelouses. Des images de l'AFP montrent d'ailleurs du sang sur ces pelouses, et des dizaines de corps dans des housses mortuaire ou recouverts de linceuls.
"Les gens étaient éparpillés dehors dans les jardins et sous les arbres. D'un coup tout est devenu noir, avec des corps et du sang partout", a témoigné le lendemain auprès de l'AFP Mohammed Qriq, résident de Gaza. "Par crainte des bombardements on est venu ici (à l'hôpital). On a senti une roquette le toucher, tout l'endroit a été bombardé. On s'est dirigé vers d'autres lieux à proximité. Les corps étaient en pièces, des personnes âgées, des enfants, des femmes", a également déclaré Waleed, au autre résident.
"Nous étions en train d'opérer, il y a eu une forte explosion et le plafond est tombé sur la salle d'opération. C'est un massacre", a déclaré dans la nuit du drame le Dr Ghassan Abu Sittah, de l'ONG Médecins sans frontières.
Une vidéo circulant sur les réseaux sociaux le soir de l'attaque, et géolocalisée par l'AFP comme ayant été prise au sein du parking, montre de nombreux corps sur l'une des pelouses. Dont plusieurs d'enfants. Attention cette vidéo contient des images explicites et très difficiles à soutenir (lien).
Les façades des bâtiments semblent relativement peu touchées. Des effets de souffle sont toutefois visibles sur certaines toitures, avec des tuiles arrachées, et certaines vitres, qui sont tombées ou ont été détruites.
Certains arbres sont également calcinés. On peut voir au sol ce qui ressemble à plusieurs zones d'impact, notamment un cratère au sol de taille réduite. Selon le Guardian, l'hôpital avait aussi était visé par des projectiles la semaine précédente.
Les analystes interrogés par l’AFP se montrent pour l’heure prudents, faute d’une enquête indépendante sur le lieu du drame. Sans exclure définitivement aucun scénario, il jugent toutefois peu vraisemblable qu’une frappe israélienne classique soit impliquée dans ce drame, notamment via une bombe larguée d'un avion, estimant que ces frappes causent d'habitude des dégâts beaucoup plus significatifs, avec des points d'impact plus larges, voire des bâtiments éventrés ou complètement détruits comme en témoignent également des images de l'AFP depuis le 7 octobre.
"Pour l’instant, on a du mal à faire le lien entre la forte explosion au sol [visible sur la vidéo d’Al-Jazeera, NDLR] et les faibles dégâts observés sur l’hôpital. On dirait que l’hôpital lui-même n’a pas été touché", souligne Héloïse Fayet, chercheuse à l’Institut français des relations internationales (Ifri), spécialisée dans la géopolitique et les forces armées au Moyen-Orient. "L’hypothèse la plus probable, c’est la retombée d’un projectile sur les voitures qui étaient là et une explosion du réservoir d’essence de plusieurs de ces voitures", avance-t-elle.
"Il y a des dommages sur les bâtiments. On voit qu’il y a des tuiles qui sont arrachées, des vitres au niveau de l’hôpital qui sont brisées et des impacts dans les murs", pointe pour sa part Joseph Henrotin, rédacteur en chef de la revue Défense et sécurité internationale (DSI), ajoutant qu’"aucun bâtiment n’est frappé directement" alors que "si vous visez un bâtiment avec les munitions dont disposent les Israéliens, normalement vous touchez ce bâtiment".
En outre, "quand j’observe les zones d’impact, ce sont de tout petits cratères (...) Ce qui a sauté là n’est pas énorme", avance-t-il. Les points d'impact visibles au sol "ne correspondent pas aux armes utilisées par les Israéliens. En termes de stricte probabilité, c'est quand même très peu probable que ce soit une arme israélienne", estime-t-il encore.
"Même si c'était une bavure et qu'ils avaient visé à cet endroit-là par erreur, il n'y a pas de bombe israélienne qui fait ça", abonde Xavier Tytelman, dubitatif. "Le cratère visible au sol n’est pas très gros. Pour moi, ce n’est pas une bombe larguée par un avion, mais plus un mortier ou quelque chose comme ça", pointe pour sa part une source militaire française, bonne connaisseuse des explosifs, ne souhaitant pas être identifiée.
Qu'en est-il de l'hypothèse d'un missile du "dôme de fer" qui serait venu percuter la roquette ? "Ce n'est jamais complètement impossible, nous sommes d'accord. Mais (…) il me semble qu'il y aurait eu beaucoup plus de pièces et de morceaux qui se seraient dispersés sur une zone plus large, sur les panneaux solaires, sur les toits...", estime Joseph Henrotin.
D'autres internautes avancent également qu'un drone israélien aurait pu lâcher une bombe à micro-munitions de puissance réduite sur le parking. "C'est aussi une hypothèse plausible dans l'absolu. Qui aurait visé un véhicule par exemple dans lequel il y aurait eu un responsable du Hamas, pourquoi pas, cela s'est déjà vu", estime le même analyste, sans en faire une piste probable. "Il y a trop d’impacts pour que ce soit une micro-munition (et) il n’y a pas assez d'impacts, si on prend l'hypothèse d'une arme (une bombe, NDLR) à sous-munitions", pense-t-il à ce stade.
La Direction du renseignement militaire (DRM) français s'est – chose rare – directement exprimée vendredi sur le sujet, décrivant sur le site de l'explosion un "trou" – et non un cratère – d'environ un mètre sur 75 cm et de 30 à 40 cm de profondeur.
Or "il faut environ cinq kilos d’explosifs pour produire cet effet, assurément moins de dix kilos", explique la DRM, estimant dès lors que l'hypothèse d'une bombe ou d'un missile israélien n'est pas possible car la charge minimale de ce type d'armement est très largement supérieur. Un engin de la sorte – bombe ou missile – aurait formé un cratère beaucoup plus grand, juge le renseignement militaire français, estimant en revanche qu'une charge de cinq kilos est cohérente pour des roquettes acquises ou fabriquées par les Palestiniens.
"L'hypothèse la plus probable est une roquette palestinienne qui a explosé avec une charge d'environ 5 kilos", juge la DRM.
"On perd de vue l'essentiel"
Le conflit israélo-palestinien, peut-être plus qu'aucun autre au monde, suscite des réactions extrêmement virulentes, notamment sur les réseaux sociaux. Et les drames comme celui-ci les exacerbent, quels que soient les éléments factuels, encore maigres à ce stade, disponibles. "Quand une situation n’est pas claire, on a tendance à structurer l’ambiguïté selon nos a priori. On va prendre des éléments d’analyse, j’en ai vu plein sur les réseaux sociaux, et on va les réorganiser.", estime Albert Moukheiber, docteur en neurosciences et psychologue clinicien.
"Là, en plus, on a eu des versions des faits qui se sont très rapidement succédées : c’est un tir de roquette d’Israël, c’est un tir volontaire du Hamas, c’est un accident, c’est le Jihad islamique. On appelle ça un raisonnement motivé, on va restructurer et réorganiser les preuves pour aller vers la conclusion qu’on a choisie", poursuit M. Moukheiber.
"On perd de vue l’essentiel : des gens sont morts. Il y a une déshumanisation des victimes. Le nombre de morts devient une pesée. En fait ce n’est pas 300, c’est plutôt 200, donc c’est pas très grave. Comme si ce n’était pas un drame", regrette encore le chercheur, qui se montre sceptique sur l'impact d'une clarification éventuelle des responsabilités de ce drame.
"La vérité arrivera, peut-être, mais trop tard. Dans quinze jours ou quelques mois, personne ne se dira 'Ah ,j’ai eu tort' de penser ça. Ca peut changer quelque chose pour les gens qui n’ont pas de raisonnement motivé. Ceux qu’on appelle les indécis. Mais dans le conflit actuel, c’est difficile. Les bombes tombent de partout", poursuit-il.
Plus de 1.400 personnes ont été tuées sur le territoire israélien par les hommes du Hamas depuis le 7 octobre, en majorité des civils fauchés par balles, brûlés vifs ou morts de mutilations au premier jour de l'attaque des combattants du mouvement islamiste palestinien menée à partir de Gaza, selon les autorités israéliennes. Selon l'armée israélienne, environ 1.500 combattants du Hamas ont été tués dans la contre-offensive ayant permis à Israël de reprendre le contrôle des zones attaquées.
Dans la bande de Gaza, 4.137 Palestiniens ont été tués par les bombardements israéliens depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas selon le ministère de la Santé du mouvement islamiste palestinien.
21 octobre 2023ajoute éléments de la Direction du renseignement militaire (DRM) français
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