Immigration et délinquance : attention aux interprétations trompeuses des chiffres du ministère de l'Intérieur
Immigration et délinquance : attention aux interprétations trompeuses des chiffres du ministère de l'Intérieur
Publié le lundi 6 mai 2024 à 12:58
(ALAIN JOCARD / AFP)
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AFP France
A l'approche des européennes en juin, certains candidats, à droite et à l'extrême-droite en particulier, affirment qu'immigration et délinquance vont de pair, citant certains chiffres du ministère de l'Intérieur. Si ces derniers montrent une surreprésentation des étrangers dans certaines infractions, six chercheurs mettent en garde contre une interprétation simpliste des données. Une lecture qui notamment amalgame "étrangers" et "immigrés", "mis en cause" et "condamnés" et oblitère certains facteurs qui peuvent contribuer à une surreprésentation des étrangers dans certaines infractions, comme l'âge, le sexe ou le fait qu'ils soient plus susceptibles d'être contrôlés, expliquent les experts interrogés. Sans compter que la mesure de la délinquance est notoirement complexe. Autant de biais, rappellent-ils, qui entretiennent les stéréotypes présentant l'immigration comme synonyme d'insécurité. En outre, des études menées dans d'autres pays n'ont pas relevé de lien causal entre arrivée d'étrangers et hausse générale et massive de la délinquance.
"Même aujourd'hui, le ministère de l'Intérieur fait le lien entre immigration et insécurité", "50% de la délinquance à Paris et à Marseille qui est liée à des personnes de nationalité étrangère, près de 60% des agressions dans les transports en Île-de-France (...) sont le fait de personnes étrangères (...) est-ce qu'à un moment vous pouvez comprendre que l'explosion de la criminalité en France a un lien direct avec l'immigration ?", lançait le 9 avril Marion Maréchal (lien archivé ici), tête de liste Reconquête! aux élections européennes, lors d'un débat (lien archivé ici) face à la candidate Renaissance Valérie Hayer diffusé sur CNews et Europe 1.
"L'année 2023 a été une année de tous les records en matière d'insécurité et d'immigration", assurait aussi Jordan Bardella sur RMC (lien archivé ici) le 17 avril, ajoutant que "40% des vols de voiture", "38% des cambriolages et 31% des vols violents sont le fait d'étrangers", et que "40% des infractions perpétrées dans les transports en commun sont le fait d'étrangers en provenance d'Afrique".
"Ceux qui ne veulent plus faire le lien entre l'immigration et l'insécurité, je ne peux plus rien pour eux", concluait le président du Rassemblement national (RN), qui porte la liste de son parti pour les élections européennes.
Dans un débat (lien archivé ici) face à Valérie Hayer diffusé sur BFMTV le 2 mai, Jordan Bardella a de nouveau avancé l'idée d'un "lien entre l’immigration et la délinquance", ajoutant que "tous les Français qui sont connectés à la vie réelle, qui sortent dans les rues, qui prennent les transports en commun, voient qu'il y a un lien aujourd'hui non plus seulement évident et statistique entre l'immigration anarchique (...) et l'insécurité", ajoutant que "dans les transports en commun d'Ile-de-France (...), 93% des vols commis sont le fait d'étrangers".
Pourtant, six chercheurs en sciences sociales interrogés par l'AFP mettent en garde quant aux interprétations simplistes qui peuvent être faites des chiffres, qui peuvent donner des images incomplètes de la délinquance et alimenter des stéréotypes, qui courent depuis des décennies à droite de l'échiquier politique, en France comme dans de nombreux pays.
Quels "étrangers" recensés dans les statistiques françaises ?
D'abord, contrairement à une confusion fréquente et parfois soigneusement entretenue à des fins politiques, les termes "immigré" et "étranger" ne sont pas interchangeables et font référence à des catégories de personnes distinctes dans les données statistiques. Associer les termes "étrangers" et "immigration" au sein d'un même propos peut ainsi contribuer à alimenter des perceptions trompeuses.
A noter aussi que les statistiques sur l'origine ethnique des personnes sont -de façon générale- interdites en France.
Dans les recensements en France, les étrangers, ou "population étrangère vivant en France" correspondent selon la définition de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) aux personnes "qui réside[nt] en France et ne possède[nt] pas la nationalité française" (soit ils possèdent une autre nationalité, soit ils sont apatrides - c'est-à-dire sans nationalité).
"Les personnes de nationalité française possédant une autre nationalité (ou plusieurs) sont considérées en France comme françaises. Un étranger n'est pas forcément immigré, il peut être né en France (les mineurs notamment)", précise aussi l'Insee.
Les immigrés sont quant à eux définis comme les "personnes nées étrangères à l'étranger et résidant en France", ce qui signifie qu'une personne née dans un autre pays mais ayant acquis la nationalité française au cours de sa vie peut être considérée comme immigrée dans les statistiques de l'Insee.
"C'est le pays de naissance, et non la nationalité à la naissance, qui définit l'origine géographique d'un immigré", illustre l'Insee.
En France, selon les dernières données (lien archivé ici) de l'Insee publiées début avril 2024 portant sur la population en 2022, "la population étrangère vivant en France s'éle[vait] à 5,3 millions de personnes, soit 7,8 % de la population totale".
Dans le détail, en 2022, la population d'étrangers en France était composée de "4,5 millions d'immigrés n'ayant pas acquis la nationalité française et de 0,8 million de personnes nées en France de nationalité étrangère".
Mais la définition d'étranger dans les statistiques des personnes considérées comme mises en cause (par les forces de l'ordre) diffère légèrement, du fait de la méthode de collecte des données utilisée aujourd'hui.
Et quels "étrangers" dans les chiffres de la délinquance en France ?
Les chiffres concernant la part d'étrangers parmi les auteurs présumés de certaines infractions sur lesquels se fonde Jordan Bardella sont issus d'un document du service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), qui dépend du ministère de l'Intérieur et des Outre-mer.
Fin janvier 2024, ce dernier a publié une "première photographie" (lien archivé ici) comprenant des données liées à l'"insécurité et la délinquance en 2023".
Elles s'appuient sur des "faits de délinquance enregistrés par la police et la gendarmerie nationales", et ne prennent donc pas en compte les suites données devant la justice, qui figurent par ailleurs dans un autre rapport publié par le ministère de la Justice (lien archivé ici).
Le document du SSMSI comprend notamment des données sur l'identité des personnes considérées comme "mises en cause", c'est-à-dire que "lorsque dans le cadre de l'enquête, des indices graves ou concordants rendent vraisemblable [leur] participation comme auteur[s] ou complice[s] à la commission d'un crime ou d'un délit", détaille le SSMSI sur une page (archivée ici) expliquant sa méthodologie.
Parmi ces informations, figurent "l'adresse de résidence, le sexe, l'âge et la nationalité des mis en cause", qui sont aussi "transmise[s] à l'autorité judiciaire" par les forces de l'ordre.
Une seule personne peut par ailleurs être comptabilisée autant de fois qu'elle est "mise en cause" pour une infraction.
Il faut noter ici que Jordan Bardella et Marion Maréchal procèdent à un autre raccourci : ils affirment que les infractions sont le "fait d'étrangers" alors qu'ils citent des statistiques de la délinquance qui décomptent les "mis en cause" (ou "auteurs présumés") et non des personnes condamnées par la justice.
Les personnes considérées comme des étrangers dans ces données sont donc celles possédant toute nationalité autre que française figurant dans ces catégories dans les fichiers de la police et de la gendarmerie.
Ce qui diffère donc légèrement de la définition de l'Insee sur la population étrangère vivant en France : des personnes étant de passage en France (pour un voyage par exemple) mais n'y résidant pas peuvent figurer parmi les étrangers dans les fichiers de la police et de la gendarmerie.
Le SSMSI note d'ailleurs bien dans la partie commentant les données liées aux victimes dans son analyse que ces dernières "incluent les atteintes enregistrées en France visant les étrangers présents pour des raisons touristiques ou en voyages d'affaires".
Un article (archivé ici) sur la question du lien entre immigration et délinquance publié sur le site du musée de l'Immigration, pointe aussi cette différence de méthodologie, indiquant que "le calcul de la part des étrangers dans la délinquance additionne tous les étrangers condamnés ou mis en cause, qu'ils soient légalement installés en France, en transit ou sans papiers".
Il faut donc noter que comparer la part d'étrangers en France selon le recensement de l'Insee et les chiffres des remontées des fichiers de police et de gendarmerie revient à comparer des pourcentages fondés sur des définitions légèrement différentes de ce qu'est un étranger, du fait des différentes méthodes de recueil des données aujourd'hui utilisées.
Le SSMSI analyse aussi des données sur les "victimes (lien archivé ici) de crimes, délits ou contraventions (...) commis en France et enregistrés par les services de police et de gendarmerie", incluant des informations sur l'identité des personnes (adresse de résidence, sexe, âge et nationalité).
Les données analysées par le SSMSI sont "complétées par des enquêtes statistiques" qui recueillent les déclarations des personnes se disant victimes d'infractions, utilisées pour "la mesure des taux de dépôt de plainte notamment", écrit le SSMSI. Or, comme le précise le document, "de nombreuses personnes ne portent pas plainte" (lien archivé ici), ce qui contribue aussi à compliquer la mesure de la criminalité.
Quelle "première photographie" de la délinquance en 2023 ?
Le résumé du rapport commence par indiquer qu'en "France, la plupart des indicateurs de la délinquance enregistrée par la police et la gendarmerie nationales sont en hausse en 2023, mais en ralentissement par rapport à l'année précédente" (c'est-à-dire que la hausse est moins importante qu'elle ne l'était l'année précédente) - ce que ne mentionnait pas Jordan Bardella.
Il est également indiqué dans l'introduction que "les mis en cause sont (...) plus jeunes en moyenne que la population française, et plus souvent de nationalités étrangères. Les mis en cause étrangers restent toutefois minoritaires (17% des mis en cause en 2023)", ce qui signifie que les étrangers sont effectivement surreprésentés par rapport à leur proportion parmi la population totale française (en se fondant sur les chiffres de l'Insee, qui, comme vu plus haut, considèrent une définition légèrement différente de ce qu'est un étranger).
Selon les derniers chiffres de l'Insee, au 1er janvier 2024, l'âge moyen (lien archivé ici) était 42,6 ans (43,9 ans pour les femmes et 41,1 ans pour les hommes) en France.
Dans le détail, la part des étrangers parmi les mis en cause est "la plus élevée pour les atteintes aux biens ; elle est sur une tendance à la hausse depuis 2016 pour certains types d'infractions, en lien avec l'existence de filières spécialisées de criminalité organisée : 38% pour les cambriolages (26% en 2016), 40% des vols dans les véhicules (18% en 2016), 31% pour les vols violents sans arme (21% en 2016)", selon le rapport.
Le SSMSI écrit aussi que "la part d'étrangers parmi les mis en cause est beaucoup plus faible pour les vols de véhicules et l'usage de stupéfiants (11% pour chacun des deux indicateurs), même si [elle] reste en augmentation depuis 2016 (respectivement 8% et 9%)".
Par ailleurs, il est indiqué que "les étrangers sont moins nombreux parmi les auteurs présumés d'atteintes à la personne avec des proportions plutôt stables depuis 2016 : 17% en 2023 pour les coups et blessures volontaires sur personnes de 15 ans ou plus (dans le cadre familial ou non) et 13% pour les violences sexuelles".
Outre les nationalités, le SSMSI présente également d'autres facteurs - l'âge et le sexe des personnes mises en cause, qui ne sont pas mentionnés par les candidats aux élections européennes.
Le SSMSI note ainsi que "les femmes (52% de la population en France) sont globalement très minoritaires parmi les personnes mises en cause en 2023".
En outre, "le nombre de mis en cause pour des infractions élucidées en 2023 par les services de police et de gendarmerie rapporté à la population française décroît avec l'âge : 4,6 auteurs présumés pour 100 habitants entre 15 et 19 ans et 5,0 entre 20 et 24 ans ; 1,8 pour 100 habitants entre 40 et 44 ans ; 0,3 pour 100 habitants entre 60 et 64 ans", écrit le service statistiques dans sa conclusion.
Par ailleurs, on remarque dans le document que si les personnes étrangères sont surreprésentées parmi les mis en cause, elles le sont aussi - dans une moindre proportion - parmi les victimes.
Le SSMSI indique ainsi que "la part de victimes étrangères est supérieure à leur part dans la population résidant en France (8%) pour tous les indicateurs à l'exception des violences sexuelles et des cambriolages. En 2023, cette part atteint 22% pour les victimes de vols avec armes et 19% pour les victimes de vols violents sans arme".
Les chiffres des infractions dans les transports figurent quant à eux dans des données annexes, publiées en même temps par le SSMSI.
On peut y retrouver les chiffres mentionnés par Jordan Bardella sur les "vols sans violence" (pour lesquels les personnes mises en cause de ressortissants de pays africains représentaient 60% des "mis en cause").
Concernant les transports en commun d'Île-de-France, 93% des mis en cause pour des "vols sans violence" sont effectivement étrangers (la proportion passe à 70% pour les "vols avec violence").
"Cette surreprésentation dans les transports en commun semble liée au moins en partie à l'existence de filières de criminalité organisée exploitant des mineurs isolés", note le SSMSI dans son rapport.
Il indique par ailleurs que "le réseau de transports en commun étant plus développé en Île-de-France et la fréquentation plus soutenue, la part des victimes enregistrées dans les transports en commun y est plus importante".
Il n'y a néanmoins pas de catégorie dédiée aux "agressions" évoquée par Marion Maréchal, mais parmi le total des infractions dans les transports en commun (comprenant les "vols sans violence", "vols avec violence", "coups et blessures volontaires", "violences sexuelles" et "outrages et violences contre dépositaires de l'autorité publique"), les mis en cause de nationalité étrangères représentaient 68%.
Marion Maréchal mentionne aussi des chiffres de "délinquance à Paris et à Marseille", dont la moitié serait "liée à des personnes de nationalité étrangère", qui ne figurent pas directement dans le rapport du SSMSI.
Il est néanmoins possible de retrouver des pourcentages relativement proches, cités en août 2022 par le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin dans une interview au Journal du dimanche (lien archivé ici). Il indiquait que "48%" des personnes interpellées à Paris et "55%" de celles interpellées à Marseille étaient étrangères.
Le chiffre concernant Paris avait été confirmé à l'époque par la préfecture de Police auprès de Franceinfo (lien archivé ici), mais portait sur les premiers mois de l'année 2022.
Prendre en compte les limites méthodologiques
Est-il néanmoins possible de conclure à un lien causal entre immigration et délinquance à partir de ces chiffres ? Pas vraiment, selon les experts interrogés par l'AFP, car d'une part, la mesure de la délinquance comporte des limites méthodologiques qui doivent appeler à la précaution lors d'interprétation des chiffres. D'autre part, extraire des pourcentages ou isoler certaines catégories (comme "les étrangers") sans explications ne peut permettre que d'observer un aspect de la délinquance via certains filtres, ce qui n'est pas forcément représentatif de la réalité.
Comme l'écrivait déjà l'AFP dans un article de vérification fin 2023, la mesure de la délinquance en France est extrêmement complexe et il est très difficile de dresser un tableau précis de son évolution ces dernières années, notamment parce que les catégories statistiques dans lesquelles les signalements d'actes délinquants sont enregistrés sur le terrain par les forces de l'ordre changent au gré des évolutions législatives et des pratiques, et parce que les services chargés de leur analyse font régulièrement évoluer leur méthodologie, pour diverses raisons (qualitatives, budgétaires, etc...).
Dans une note (archivée ici) sur la méthodologie employée publiée en décembre 2020, la responsable du SSMSI reconnaissait aussi que mesurer la délinquance était "une entreprise délicate".
"Ces chiffres de la surreprésentation des étrangers ne sont au final pas très intéressants pris tels quels : ils fournissent une photographie vue d'un angle particulier à un instant T", illustre Jérôme Valette, économiste au Centre d'études prospectives et d'informations internationales (CEPII) et directeur du département "Dynamics" à l'Institut Convergences Migrations (ICM), à l'AFP le 26 avril.
En ne s'appuyant que sur les chiffres du SSMSI par exemple, on ne considère que les remontées des données policières, or "il y a généralement un effet 'd'écrémage' entre les statistiques de police et les condamnations", qui fait que "la part d'étrangers tend à être moins grande dans les statistiques de police que dans les condamnations" par la justice, ajoute-t-il.
Il faut également prendre en compte la possibilité d'une sous ou sur-déclaration de certains faits, ajoute Arnaud Philippe, enseignant chercheur en économie à l'université de Bristol, le 26 avril à l'AFP : "ce serait aussi absurde de conclure que les infractions sexuelles explosent sans dire qu'on a en parallèle une montée des déclarations liées à ce type de violences", illustre-t-il.
"La délinquance, on ne l'observe pas directement, on la mesure avec des outils, qui ont des limites", résume-t-il.
Jérôme Valette souligne aussi qu'il y a de "grandes différences entre la part d'étrangers dans les différentes catégories d'infractions", ce que développe aussi l'association Désinfox-Migrations dans une fiche dédiée (archivée ici).
"Ils sont sous-représentés parmi les mis en cause pour les atteintes à la famille, les atteintes à la personne, les destructions et dégradations et les infractions à caractère sexuel", rappelle Valérie Icard, docteure en science politique, chercheuse associée au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), le 2 mai à l'AFP, à partir de l'analyse du SSMSI.
Du côté des condamnations, dans un article (archivé ici) publié début 2021, l'Observatoire des prisons indiquait par exemple que si les étrangers étaient aussi surreprésentés en prison, plus de 99% des condamnations concernaient des délits (et non des crimes, plus graves).
Jérôme Valette rappelle par ailleurs qu'il y a aussi "certains délits que seuls les étrangers peuvent commettre, comme le travail sans permis de séjour".
"Quand on est un migrant en situation irrégulière, presque tout ce qu'on va faire sera illégal : travailler, vouloir se loger...", abonde aussi Christian Mouhanna, sociologue et chercheur au CNRS et au Cesdip, le 29 avril à l'AFP.
C'est pourquoi il préconise que "lorsque l'on regarde des chiffres liés à la délinquance issus des remontées des services de police, il faut toujours se demander quels peuvent être les biais, les limites. Et se poser la question de savoir si pour certaines infractions, il n'y a pas une focalisation des services de police sur des personnes qui peuvent avoir l'air jeunes, l'air étrangères par exemple".
Or, "un nombre conséquent de travaux scientifiques, basés sur des enquêtes de terrain quantitatives et qualitatives, permet de démontrer que les étrangers sont discriminés à chacune des étapes du processus pénal, dès les interpellations par la police", ajoute Valérie Icard.
En outre, "les formes de délinquance les plus visibles (donc les plus facilement enregistrées dans les statistiques de la police et les facilement plus réprimées) peuvent faire l'objet d'un ciblage particulier, car les infracteurs sont plus facilement mis en cause", ce qui est appelé la "politique du chiffre" (lien archivé ici), souligne la chercheuse.
"Or, les infractions où les étrangers sont le plus représentés sont précisément les infractions qui enregistrent les taux les plus élevés d'élucidation par les forces de police", relève-t-elle.
"C'est là où on braque le projecteur qu'on aura plus de délinquance", résume aussi Christian Mouhanna, d'où "toute la difficulté" de mettre en lien chiffres et réalités de la délinquance, selon lui.
D'autres paramètres socio-économiques peuvent aussi être corrélés avec les données liées à la délinquance et sont à considérer lors de l'étude de celle-ci, ajoute Michel Wieviorka, sociologue et directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS).
"Derrière ces chiffres de délinquance, il y a des questions sociales", explicite-t-il, soulignant que certaines catégories d'infractions comme les vols sans violence, pour lesquelles les étrangers sont surreprésentés, peuvent s'apparenter à une "délinquance de pauvreté" (des personnes visant à acquérir illégalement des biens matériels par exemple).
Les personnes surreprésentées dans les chiffres de la délinquance du SSMSI "sont des gens en moyenne plus jeunes et majoritairement des hommes", rappelle aussi Jérôme Vallette. Or, une importante part des étrangers sont aussi des hommes jeunes, ce qui rend aussi moins pertinente la prise en compte d'une seule caractéristique pour tenter d'expliquer la délinquance.
"Il est difficile d'isoler une 'délinquance de l'étranger' d'autres facteurs", résume Yvan Gastaut, historien et maître de conférences à l'université de Nice.
"Il n'est pas question de causalité, mais plutôt de corrélation", ajoute Valérie Icard, notant que "le raccourci est facile", aussi bien pour lier une surreprésentation numéraire des étrangers parmi les mis en cause que parmi les détenus en prison.
"Cette surreprésentation des étrangers nous renseigne essentiellement sur le fonctionnement des institutions pénales et les caractéristiques socio-économiques des personnes qui sont le plus exposées aux contrôles policiers notamment (pour l'enjeu des personnes mises en cause) et certainement pas sur la supposée prédisposition des étrangers à être des délinquants", résume la spécialiste.
Des études qui n'ont pas trouvé "d'effet de l'immigration sur la délinquance"
Tenter de tirer des conclusions sur un lien causal entre délinquance et étrangers avec les données de tout un pays peut aussi ne pas bien considérer les évolutions démographiques de la population, ou la répartition des étrangers sur le territoire, note Arnaud Philippe.
"Alors, comment peut-on essayer de savoir si la délinquance est liée à la présence des étrangers ? On s'intéresse à des chocs liés à des arrivées importantes d'étrangers dans un pays, et on essaie de voir si des augmentations de la délinquance sont mesurées en parallèle", explique le chercheur.
Avec Jérôme Valette, il a rédigé en 2023 un article de recherches, publié notamment dans la lettre d'avril 2023 du CEPII, interrogeant le lien entre immigration et délinquance, en analysant des travaux réalisés à partir de données de plusieurs pays européens.
Les deux chercheurs concluaient, s'appuyant notamment sur des études menées au Royaume-Uni (lien archivé ici) et en Italie (lien archivé là) lors de l'arrivée massive de personnes étrangères, que : "lorsque [l]es différents biais sont éliminés, les études concluent unanimement à l'absence d'impact de l'immigration sur la délinquance".
Au Royaume-Uni, en examinant la délinquance après deux vagues migratoires, "on n'observe pas d'augmentation de la délinquance violente mais une augmentation de la délinquance d'appropriation" (principalement les vols), explique Arnaud Philippe.
"On [y] constate en effet une augmentation des atteintes aux biens à la suite de la première vague des années 2000 (réfugiés somaliens, afghans et syriens principalement), mais pas pour la seconde (immigrés en provenance des pays de l’Est). Une différence qui pourrait s’expliquer par l’accès au marché du travail : là où les nouveaux citoyens de l’Union européenne avaient le droit d’exercer un emploi, les demandeurs d’asile ne pouvaient pas travailler légalement la première année de leur arrivée sur le sol britannique", détaille l'article.
Leur conclusion : "En définitive, les immigrés ne sont pas plus enclins à commettre des infractions que les personnes nées dans leur pays d’accueil. Une petite partie d’entre eux présente en revanche une probabilité légèrement plus élevée de commettre un vol lorsqu’ils n’ont pas accès au marché du travail."
Dans leur article, les économistes relèvent que "l'effet bénéfique d'un meilleur accès au marché du travail sur la baisse des vols commis par les immigrés se retrouve dans plusieurs études portant sur l’effet des régularisations des immigrés", mentionnant par exemple une expérimentation réalisée en Italie qui permettait à des employeurs de demander la régularisation de leurs employés en un clic, et qui a mené à moins d'infractions commises par les personnes dont le statut avait été régularisé.
Un risque de faire perdurer des "fantasmes" et stéréotypes
Dans leurs recherches, Jérôme Valette et Arnaud Philippe soulignent aussi le rôle que peuvent jouer la façon dont est mentionnée la délinquance en lien avec l'immigration dans les médias et dans l'espace public.
Ils mentionnent par exemple l'expérimentation d'un journal allemand qui avait choisi en 2016 de systématiquement mentionner la nationalité (étrangère ou allemande), des mis en cause dans ses articles.
Or, des sondages ont montré ensuite que ce choix éditorial avait mené à d'une part, "une baisse des intentions de vote pour l'AfD, premier parti anti-immigration en Allemagne" et d'autre part que "les inquiétudes à l'égard de l'immigration [avaient] en effet diminué de près de 20 points de pourcentage le semestre suivant le changement éditorial dans la zone de diffusion du journal, par rapport aux zones où le journal ne circulait pas", rapportent les deux chercheurs dans leur article.
"Les questions de délinquance et d'(in)sécurité sont désormais investies par tous les partis politiques", et figurent en tête des préoccupations principales des Français en 2023, rappelle Valérie Icard.
Mais les discours sur des "étrangers délinquants", dont "les nationalités ont évolué avec le temps", existent en France dans l'espace publique depuis "au moins un siècle et demi", analyse Yvan Gastaut auprès de l'AFP le 29 avril, et reposent souvent sur "des fantasmes" et des caractéristiques prêtées à des catégories de personnes estimées "différentes" et donc pointées du doigt.
Ils reposent aussi sur des confusions et perceptions trompeuses (comme l'utilisation des termes étrangers et immigrés), parfois alimentées par des personnalités politiques, soulignent les experts interrogés par l'AFP.
"On attribue cette accusation de délinquance plutôt à une catégorie de personnes différentes, qui transcende la nationalité", abonde Yvan Gastaut, ajoutant que "derrière cette peur de l'étranger délinquant, il y a deux peurs qui se cumulent, celle de la délinquance et celle d'une catégorie, l'étranger, différent de moi, au titre des préjugés et des stéréotypes".
L'historien souligne que "tous ces fantasmes s'appuient sur du réel, en y ajoutant des éléments puisant sur ces peurs", et note que dans le cas de la présentation des étrangers comme délinquants, "s'appuyer sur des amalgames est très facile", particulièrement puisqu'il "peut y avoir une difficulté à trouver des chiffres clairs, ou que ceux-ci sont souvent déformés".
3 mai 2024corrige coquille dans le chapo
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