Les raccourcis historiques d'Eric Zemmour sur De Gaulle et l'Algérie


Les raccourcis historiques d'Eric Zemmour sur De Gaulle et l'Algérie

Publié le mardi 9 novembre 2021 à 11:12

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Jérémy Tordjman, AFP France

Selon Eric Zemmour, Charles de Gaulle aurait "donné" l'indépendance à l'Algérie pour éviter une vague migratoire qui aurait risqué de transformer son village en "Colombey-les-deux-Mosquées". Nouvelle variante de la théorie du "grand remplacement", cette affirmation repose toutefois sur l'extrapolation de propos privés qui ne reflètent pas la politique algérienne du Général, selon plusieurs historiens interrogés par l'AFP.

Comme avant chaque échéance présidentielle, la bataille pour la captation de l'héritage gaulliste bat son plein et Eric Zemmour entend revendiquer sa part. Invité de CNews le 4 novembre, le polémiste d'extrême droite et quasi-candidat à la présidentielle a tenté d'établir une filiation entre la théorie du "grand remplacement" --qu'il promeut activement-- et la politique du général de Gaulle pendant la guerre d'Algérie (1954-1962).

Selon M. Zemmour, le premier président de la Ve République aurait ainsi "donné" l'indépendance de l'Algérie en 1962 par crainte d'une vague migratoire qui aurait menacé l'identité de la France et pour séparer deux peuples aux moeurs inconciliables.

"Je rappelle que le général de Gaulle (...) a donné l'indépendance à l'Algérie parce qu'il ne voulait pas que son village devint Colombey-les-deux-mosquées. Il a écrit, il a dit : +Regardez les Français et les Arabes c'est comme l'huile et le vinaigre, vous les mettez ensemble, après ça se sépare+", a-t-il déclaré, sans être contredit par son intervieweuse et ancienne collègue Christine Kelly.

Contactés par l'AFP, plusieurs historiens, spécialistes du Général ou de la guerre d'Algérie, contestent toutefois cette vision en rappelant que ces propos prêtés à Charles de Gaulle n'ont pas guidé sa politique et en affirmant que c'est notamment le coût humain et économique de la guerre ainsi que les dégâts qu'elle causait à l'image de la France qui l'ont conduit à ouvrir la porte à l'auto-détermination du peuple algérien.

D'où viennent les déclarations prêtées au Général de Gaulle?

Eric Zemmour ne le précise pas mais ces déclarations n'ont jamais été publiquement prononcées par le Général. Elles auraient été formulées dans un contexte très particulier et strictement privé : celle d'une entrevue le 5 mars 1959 - en pleine guerre d'Algérie - entre de Gaulle, revenu au pouvoir un an auparavant, et Alain Peyrefitte, qui était alors un jeune député de droite et deviendra quelques années plus tard son "ministre de l'Information".

Ces propos n'ont par ailleurs été rendus publics qu'en 1994, au moment de la publication du premier tome de l'ouvrage "C'était de Gaulle" signé d'Alain Peyrefitte, soit près de vingt-cinq ans après la mort du Général, le 9 novembre 1970. Ils n'ont donc jamais pu être confirmés ou infirmés par le principal intéressé même si les historiens interrogés par l'AFP jugent leur véracité très plausible.

Dans cette conversation --retranscrite sous forme de verbatim--, de Gaulle fustige, en termes peu diplomatiques, les partisans de l'Algérie française qui plaident pour une intégration plus poussée de ce qui est alors un département français, où cohabitent quelque 10 millions de "Français musulmans" et un million d'Européens.

L'Algérie française serait une "élucubration abracadabrante des colons d'Algérie, et de quelques colonels acquis à leur cause", aurait affirmé de Gaulle, une position qui tranche alors avec ses positions publiques à l'époque, lui qui déclarera ce même mois de mars 1959 que "l’Algérie et la France marchent ensemble vers l'avenir, un avenir qui appartient à tout le monde et où nulle porte ne sera fermée".

A l'époque, les "Français musulmans d'Algérie" peuvent s'installer à peu près librement en métropole et disposent du droit de vote, même si c'est au sein d'un collège qui leur est réservé, mais les partisans de l'Algérie française poussent pour une plus grande intégration pour solidifier ce qui rester de l'empire colonial. D'après M. Peyrefitte, le général y est toutefois opposé.

"Si nous faisions l'intégration, si tous les Arabes et Berbères d'Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s'installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé?, aurait-il déclaré. Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées !".

"Essayez d'intégrer de l'huile et du vinaigre. Agitez la bouteille. Au bout d'un moment, ils se sépareront de nouveau. Les Arabes sont des Arabes, les Français sont des Français. Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions et après-demain quarante?", aurait-il également ajouté.

Quelle portée accorder à ces déclarations ?

Prenant le contrepied d'Eric Zemmour, quatre historiens contactés par l'AFP assurent que ces propos --s'ils étaient avérés-- n'ont jamais constitué l'axe majeur de la politique algérienne gaullienne dans sa gestion du conflit armé avec le FLN.

"Le Général a pu tenir ces propos mais ce sont des propos privés qu'il ne faut pas prendre au pied de la lettre et qui n'expliquent en rien sa politique algérienne", résume Chantal Morelle, docteure en histoire, auteure de plusieurs ouvrages sur de Gaulle et ancienne chargée de mission à la Fondation Charles-de-Gaulle.

"C'est une petite phrase que tout le monde ressort quand on veut utiliser De Gaulle à des fins anti-migratoires ou islamophobes mais elle ne fait pas une politique: Si de Gaulle a fait la paix en Algérie, ce n'est pas simplement pour des considérations démographiques", ajoute-t-elle.

Ces propos "n’ont pas valeur d'axe de la politique algérienne de la France", renchérit Bernard Lachaise, professeur émérite d’histoire contemporaine à l'Université Bordeaux-Montaigne et spécialiste du gaullisme.

Seul un des cinq historiens interrogés par l'AFP adoube peu ou prou cette vision "zémmourienne" de l'indépendance algérienne. "Ces propos ne correspondent absolument pas au discours public du général de Gaulle mais on voit qu'il a fait tout ce qu'il pouvait pour s'opposer à l'immigration algérienne en France et qu'il a accordé l'indépendance pour séparer les deux peuples", assure Guy Pervillé, professeur émérite à l'université de Toulouse et spécialiste de la colonisation.

Une chose semble à peu près certaine: la politique algérienne du général de Gaulle ne peut être simplifiée à outrance. Dans le livre qu'il a consacré à cette question en 2009, le grand spécialiste de l'Algérie Benjamin Stora évoque le genre de "mystères qui s'épaississent à mesure qu'on s'échine à tenter de les résoudre" et soutiendra, dans un entretien au Point, que le général "n'avait pas de plan tout prêt" et qu'il a "évolué en fonction des circonstances".

Le poids de la guerre et l'image de la France

Selon les historiens contactés par l'AFP, le cheminement politique de Charles de Gaulle -- de la première référence à "l'autodétermination" algérienne en septembre 1959 à l'ouverture des négociations de paix avec le FLN en janvier 1961-- tient avant tout à l'évolution du conflit armé en Algérie et à ses répercussions.

"Sur le terrain, il y a une guerre et la France est en difficulté, la France perd. Les opérations d'éradication des maquis sont quasiment achevées fin 1959 mais il y a un terrain sur lequel la France n'a jamais réussi à vaincre, c'est la lutte contre tous les réseaux du FLN, de propagande, de collecte de fonds comme d'attentats. Sur ce terrain-là, la France est totalement défaite et se trouve dans l'impasse", détaille Sylvie Thénault, directrice de recherche au CNRS et spécialiste de la guerre d'indépendance algérienne.

Avec la dislocation de l'empire britannique et l'indépendance du Maroc et en Tunisie en 1956, l'air du temps est par ailleurs à la décolonisation et la France se trouve mise en cause à l'ONU ou par certains de ses alliés pour les exactions commises en Algérie et son refus d'accorder au pays son auto-détermination. Votée en 1957, la résolution 1012 des Nations Unies reconnaissait ainsi "le droit du peuple algérien à l'autodétermination" et une seconde, adoptée en 1960, assimilait la colonisation à "un déni des droits fondamentaux".

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"De Gaulle est très attaché à la place de la France dans le concert des nations et cette place ne peut alors s'accommoder de mises en cause récurrentes à l'ONU pour de faits de massacres et exactions diverses liés à la guerre d’Algérie", analyse Emmanuel Blanchard, professeur à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, historien des colonisations et auteur d'un ouvrage sur l’immigration algérienne. "Il sait aussi qu'il faut bien mettre fin à une guerre".

L'évolution de sa politique algérienne "s'inscrit dans une vision plus large sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et sur un pragmatisme dont (de Gaulle, ndlr) a fait preuve sur plusieurs sujets", abonde Bernard Lachaise.

Du point de vue stratégique, de Gaulle est par ailleurs convaincu que la puissance d'un pays sur la scène internationale ne se mesure plus à l'aune de son empire colonial.

"Du point de vue de la puissance internationale de la France, qui est cruciale pour de Gaulle, ce qui compte alors c'est de travailler à la formation de l'Europe et de développer l'arme nucléaire en modernisant l'armée", souligne Sylvie Thénault. "Or du point de vue budgétaire, la guerre d'Algérie plombe la modernisation de l'armée".

Dans le cadre des négociations menant aux accords d'Evian de mars 1962, le pouvoir français s'assurera d'ailleurs qu'il pourra continuer à mener des essais de sa bombe atomique dans le Sahara, débutés en février 1960, même après l'indépendance algérienne et qu'il pourra également y conserver une base militaire. Ces accords vont aussi accorder des droits privilégiés aux sociétés françaises dans l'exploitation des hydrocarbures algériens.

"Il avait compris que ce qui faisait la force d'un pays à la fin des années 50, ce n'était plus l’empire colonial mais c'était la force de frappe, l'arme nucléaire. En clair, il n'y avait plus de raison que l'Algérie reste un département français", complète Chantal Morelle.

Selon Emmanuel Blanchard, les discussions des accords d'Evian ont d'ailleurs accordé une bien plus grande place aux questions militaires et économiques qu'à celles relatives à la circulation des populations entre la France et l'Algérie, contrairement à ce que suggère Eric Zemmour.

A l'époque, le nombre d'Algériens en France est estimé à environ 400.000 sur une population globale de 42,6 millions. "De Gaulle n'a jamais eu l'intention de se débarrasser des Algériens en France", affirme l'historien, rappelant ainsi que les populations algériennes ont pu choisir, après 1962 et jusqu'en 1967, de conserver la nationalité française.

Affirmer que de Gaulle aurait été mû par des seules considérations démographiques constitue donc "un raccourci malhonnête", tranche Chantal Morel.

Plus généralement, Bernard Lachaise déplore la tendance des politiques à "faire parler (de Gaulle, ndlr) ou à le citer sans contextualiser et par bribes". "De l'extrême droite à l'extrême gauche, surtout dans les périodes pré-électorales, c’est très contestable, méthodiquement et scientifiquement".

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