L’expertise sanitaire à l’épreuve des espaces publics numériques
Il y a des thèmes en sciences sociales comme en musique qui sont des sources inépuisables de variations. L’expertise en régime de controverse semble être de ceux-là. Le présent rapport complète ainsi la longue liste des travaux qui ont été publiés depuis les crises sanitaires des années 1980-1990 et l’adoption en 1998 de la proposition de loi relative « au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l’homme » à l’origine de la création de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’alimentation (AFSSA), de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS), et de l’Institut de veille sanitaire (InVS). Tous ces travaux ont montré que les controverses sont consubstantielles à l’existence des agences d’expertise et, plus largement, au « monde incertain » de la société du risque.
De ce point de vue, il n’est pas surprenant de constater que la gouvernance des risques sanitaires continue encore aujourd’hui de susciter des débats. Ces dernières années, toutefois, les espaces sociaux dans lesquels ces dynamiques agonistiques se déploient ont grandement évolué puisqu’il y à peine une décennie les réseaux sociaux ne bénéficiaient pas de l’audience qu’on leur prête aujourd’hui.
Ces nouveaux outils numériques ont tout d’abord amplifié le mouvement initié au début des années 2000 lorsque le développement de nouvelles technologies numériques a facilité la publication de contenus sur le Web par le biais de blogs ou de forums et remis en question
le monopole que les journalistes et d’autres gatekeepers pouvaient détenir sur la diffusion des informations. Si les citoyens avaient à l’époque la possibilité de lancer des alertes en envoyant des lettres aux média, celles-ci restaient souvent confinées faute d’être relayées par la presse. Par exemple, dans Les sombres précurseurs, Francis Chateauraynaud et Didier Torny relatent comment une lettre envoyée à la presse en 1985 par la section CGT du Centre de tri postal de la gare Saint-Lazare dénonçant une « situation alarmante d’exposition à l’amiante » ne fut publiée dans la presse nationale, dont Le Monde, que dix ans après. Les réseaux sociaux ont aussi redessiné les frontières entre les arènes où l’on discute de la « chose commune » (au sens de la res communis), en suivant idéalement les principes de l’agir communicationnel, et celles où l’on converse à propos des expériences quotidiennes selon des rites de sociabilité propres aux
mondes sociaux dans lesquels ces conversations s’enracinent.
Auteurs
Aymeric Luneau, Manon Berriche, Dominique Cardon, Jean-Philippe Cointet,Théophile Lenoir, Béatrice Mazoyer, Andreï Mogoutov, Thomas Tari