Est-il vrai que «le blé ukrainien a fait s’effondrer le marché», comme le déplorent certains agriculteurs?
Est-il vrai que «le blé ukrainien a fait s’effondrer le marché», comme le déplorent certains agriculteurs?
Publié le lundi 12 février 2024 à 12:36
(Pierre Crom/AFP)
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Luc Peillon
L’exonération des droits de douane dans l’UE en faveur de Kyiv a déstabilisé le marché des pays limitrophes à l’Ukraine. Mais cette mesure est loin d’être la seule raison de la baisse des cours, qui intervient aussi après une très forte hausse due à la guerre avec la Russie.
Ce fut l’un des arguments avancés pendant le mouvement de protestation des agriculteurs : les cours du blé auraient fondu depuis l’exonération, par l’Union européenne, des droits de douane pour l’Ukraine. «C’est le blé ukrainien qui a fait s’effondrer le marché. Mon hangar est encore plein et je n’arrive pas à vendre, en tout cas pas au-dessus du prix de production», affirmait ainsi Eric Vandoorne, exploitant wallon, auprès de Libération, lors du rassemblement à Bruxelles le 1e février.
Depuis mai 2022, et afin de soutenir l’économie du pays attaqué par la Russie quelques mois plus tôt, les produits agricoles ukrainiens, dont le blé, bénéficient en effet d’une suspension de droits de douane au sein de l’Union européenne. Cette mesure est-elle pour autant responsable de la baisse des cours du blé sur le continent ?
Le blé tendre sur le marché en continu à Euronext s’échange actuellement autour de 210 euros la tonne, soit une chute de 50 % par rapport à son pic de 430 euros la tonne atteint mi-mai 2022.
Situation d'avant-guerre
Sauf que la forte hausse des prix jusqu’à ce pic de mai 2022 a précisément eu lieu à la suite de l’attaque russe, intervenue deux mois et demi plus tôt. Peu avant l’invasion, le cours du blé oscillait autour de 280 euros la tonne. Une grande partie de l’«effondrement» des prix depuis le pic correspond donc, en réalité, à un retour à une situation plus proche de celle d’avant-guerre. «Ce prix lors du pic n’avait aucun sens, ne correspondait à aucune réalité, rappelle Pierre-Marie Aubert, directeur du programme Politiques agricoles et alimentaires à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri). Il était essentiellement spéculatif.»
Reste qu’aujourd’hui, le cours est effectivement redescendu en dessous de son niveau d’avant conflit, rejoignant, à 210 euros la tonne, un montant correspondant à celui de juillet 2021. Pour Arthur Portier, consultant chez Argus Media, la décision de l’UE de suspendre les droits de douane au moment du pic était pourtant nécessaire, pour l’Ukraine comme pour les pays importateurs.
«Après le déclenchement de la guerre en février 2022, et la fermeture par la marine russe de la mer Noire, qui représentait 90 % des exportations de Kyiv, l’Ukraine n’exportait plus, en mars 2022, que 500 000 tonnes de matières premières agricoles (céréales + oléagineux), contre environ 7 millions de tonnes par mois avant la guerre rappelle-t-il. Du coup, les prix ont explosé. Il fallait trouver une solution pour les Ukrainiens, mais aussi pour détendre la situation mondiale, car il existait un risque d’explosions sociales dans nombreux pays dépendant des importations, notamment en Afrique.»
Effet ciseaux
Parallèlement, de nouvelles voies d’exportations pour l’Ukraine sont ouvertes, via le Danube, par camions et trains, au sein de l’Union européenne. Résultat : les importations de blé tendre dans l’UE sont passées de 2,5 millions de tonnes lors de la saison commerciale 2021-2022 à 9 millions en 2022-2023, dont près de 70 % venant d’Ukraine. Et pour 2023-2024, le niveau s’annonce similaire. «Ce qui n’a pas manqué de déstabiliser les marchés des pays frontaliers de l’Ukraine, reconnaît Arthur Portier. Mais de là à dire que c’est ce qui a provoqué une baisse générale des prix, non. Le principal facteur, c’est le fait que la Russie vende son blé à un prix encore inférieur, voire le donne à certains pays contre un vote en leur faveur à l’ONU.» Le prix du blé est aussi sensible aux prix des autres céréales, pris dans leur ensemble (orge, maïs…). «Et comme il y a eu une grosse production de maïs au Brésil, ça a joué sur les cours de l’ensemble des céréales, dont le blé», ajoute le consultant d’Argus Media.
L’Ukraine, depuis, s’est aussi mise à réexporter depuis son port d’Odessa, malgré la fin de l’accord avec la Russie, à hauteur de 4,8 millions de tonnes de matières premières agricoles en décembre dernier. Avec la voie du Danube, elle remonterait ainsi à 7 millions de tonnes de matières premières agricoles, soit peu ou prou son niveau d’avant-guerre. Et retrouverait ainsi sa place sur l’échiquier mondial.
Pour Arthur Portier, «le problème, finalement, n’est pas tant celui du prix de vente que celui des charges, qui n’ont pas baissé comme les prix. Il y a donc un effet ciseaux qui explique que certains aujourd’hui en Europe revendent à perte».