La loi de programmation militaire permettra-t-elle à Emmanuel Macron de réquisitionner les Français ?


La loi de programmation militaire permettra-t-elle à Emmanuel Macron de réquisitionner les Français ?

Publié le mercredi 12 juillet 2023 à 12:27

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Emmanuel Macron au sommet de l'OTAN à Vilnius

(Aytac Unal / Anadolu Agency / Anadolu Agency via AFP)

Auteur(s)

François Vaneeckhoutte

L’article 23 de la nouvelle loi de programmation militaire entend rénover la législation en matière de réquisitions. Une législation aujourd’hui complexe, mais largement existante.

Bientôt tous réquisitionnés ? C’est la théorie qui circule ces derniers jours sur les réseaux sociaux. En cause, le projet de loi de programmation militaire 2024-2030, validé en commission mixte paritaire lundi 10 juillet, et notamment son article 23, qui porte sur les réquisitions et modifie le code de la défense.

Dans un message posté sur Telegram le 1er juillet – alors que des violences urbaines faisant suite à la mort de Nahel éclataient un peu partout en France – Virginie de Araújo-Recchia, avocate représentant diverses figures des milieux complotistes, assure notamment : «L’article L.2212-1 [prévu au sein de l’article 23, ndlr] nouveau du code de la défense permettra (s’il est définitivement adopté) au président de la République, via un décret en Conseil des ministres, d’ordonner la réquisition de toute personne, physique ou morale, et de tous les biens et les services nécessaires», «en cas de menace pesant sur les activités essentielles à la vie de la Nation, la protection de la population, l’intégrité du territoire, la permanence des institutions de la République ou (cas nouveau) de nature à justifier la mise en œuvre des engagements internationaux de l’Etat en matière de défense».

L’avocate conclut : «Pendant que la rue est en feu, les textes passent sans encombre au Parlement. Les parlementaires et médias se garderont bien de vous alerter et le pouvoir exécutif a le champ libre.» Une alerte reprise par plusieurs figures complotistes sur Twitter, comme Myriam Palomba – certains y voyant même le préalable à une loi martiale qui conduirait à une «réquisition générale».

Un texte existant et déjà appliqué

Contrairement à ce que sous-entend Virginie de Araújo-Recchia, qui n’a pas donné suite aux sollicitations de CheckNews, ce texte n’a rien d’une révolution. En réalité, le régime de réquisitions est déjà défini au titre Ier du livre II de la deuxième partie du code de la défense, sous le titre de «Réquisitions pour les besoins généraux de la Nation». Un régime qui date de plus d’un siècle : d’après l’étude d’impact du projet de loi de programmation militaire, la première loi portant sur des réquisitions par l’autorité militaire date de 1877, quand celle concernant des réquisitions civiles date, elle, de 1938.

Un droit de réquisition ouvert à seulement à cinq reprises depuis 1945, dont une, très récente, en juillet 2022«portant ouverture du droit de réquisition des sociétés de location d’hélicoptères en capacité de participer à la lutte contre les feux de forêts» face aux événements en Gironde.

Seulement, les textes qui régissent ces réquisitions ne semblent plus à jour, comme peut en témoigner le développement de «plusieurs régimes spéciaux de réquisition civile» : l’étude d’impact déplore un droit des réquisitions «fruit d’un empilement de textes épars» et des dispositions «largement obsolètes, complexes à mettre en œuvre et fondées sur des critères dont la portée est parfois incertaine». Et souligne qu’actuellement, «près d’une centaine d’articles législatifs et plus de cent quatre-vingts articles réglementaires» régissent les modalités d’exercice des réquisitions.

Simplification et modernisation

Le nouveau texte, qui consiste en une «modernisation du droit applicable en la matière», réalise une «refonte totale du régime des réquisitions» en s’inspirant du système, beaucoup plus lisible, des réquisitions préfectorales. Il supprime le régime de réquisition militaire, «inadapté», au profit d’un dispositif protégeant «les besoins généraux de la Nation», divisé entre réponse à des cas de «menace, actuelle ou prévisible», ou d’«urgence». Le texte est largement simplifié, afin de faciliter la mise en œuvre de ses dispositions.

Les principales dispositions mentionnées par Virginie de Araújo-Recchia n’ont pas connu de grands changements. Les cas de figure évoqués par l’avocate figurent déjà dans la loi, à l’article L.1111-1, à l’exception de «la mise en œuvre des engagements internationaux de l’Etat en matière de défense», qui fait référence, d’après l’étude d’impact (p. 197) aux engagements extérieurs de la France, à ses opérations de «protection des espaces maritimes» ou de «renforcement du flanc est de l’Otan». Il en va de même pour les personnes et les biens réquisitionnables, autrefois détaillés dans de multiples articles de loi.

Ce qui change, toutefois, comme le relève l’avocate dans son post Telegram, ce sont les peines appliquées en cas de non-respect des réquisitions. Aggravées, elles passent d’un an d’emprisonnement et 4 500 euros d’amende en temps de paix (article L.2236-2 actuel, abrogé) à cinq ans et 500 000 euros d’amende (L.2212-9). Les peines en cas de refus de se plier à une demande de blocage de biens mobiliers, ou de recensement de ceux-ci, n’ont été que déplacées à l’article L.2211-5 : elles restent de un an de prison, et voient l’amende augmentée à hauteur de 15 000 euros.

Reste que les réquisitions, aujourd’hui «cantonnées à des situations d’une exceptionnelle gravité», seront facilitées par ce texte : c’est notamment le cas des chaînes de production stratégiques, mobilisables «sans qu’une menace directe et immédiate pesant sur le territoire national ne soit nécessairement caractérisée» (p. 199). Une nécessité assumée par Thomas Gassilloud, président macroniste de la commission de la défense nationale et des forces armées à l’Assemblée nationale. «On vit dans un monde plus dangereux : il est nécessaire d’adjoindre aux capacités militaires des capacités civiles [en cas de besoin]», indique-t-il à CheckNews.

Auprès de nos confrères de France Info, le ministère des Armées explique que le texte précise bien que «les personnes physiques sont réquisitionnées en fonction de leurs aptitudes physiques et psychiques et de leurs compétences professionnelles ou techniques». Et «ne peuvent en aucun cas être réquisitionnées pour l’exécution de missions militaires, qui ne peuvent être assurées que par les forces armées».

Des dispositions qui font consensus

De la même manière, la mise en œuvre de ces réquisitions ne dépendra pas du bon vouloir du chef de l’exécutif, contrairement à ce qu’affirme Myriam Palomba : elle devra être précisée et validée par un décret en Conseil d'Etat. Contacté par CheckNews, le ministère de la Défense abonde, et souligne que les réquisitions, loin de correspondre à des mobilisations générales, «ne peuvent être ordonnées que si elles sont strictement nécessaires et proportionnées, sous le contrôle du juge».

Une protection juridique qui a permis au texte de faire globalement consensus, y compris au sein de l’opposition. L’entourage de Guillaume Gontard, sénateur écologiste, vice-président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées au Sénat et auteur d’un texte particulièrement critique concernant la loi de programmation militaire, explique que ce nouveau texte «semble parfaitement bordé juridiquement», «paraît peu changer le droit existant» et reste «limité à des circonstances tout à fait exceptionnelles et gravissimes». Il ajoute que «personne n’a soulevé de lièvre» lors des débats, et que la mesure «n’a fait l’objet d’à peu près aucun débat au Sénat».

A l’Assemblée, selon Thomas Gassilloud, il n’y a pas eu «de débat majeur sur le sujet». Du côté du député Insoumis Aurélien Saintoul, on souligne toutefois que si le groupe LFI-Nupes «n’est pas forcément en désaccord avec une mise à jour du régime des réquisitions», il s’est abstenu sur l’article 23, jugé «flou». Au-delà de la nécessité que «les modalités [des réquisitions] soient précisées pour éviter toute dérive», le groupe a déposé un amendement demandant «à ce que le Parlement se prononce» dans le cas d’une menace seulement «prévisible». Un amendement rejeté en commission.

De fait, à l’exception d’un amendement gouvernemental réparant une omission à l’article L.2211-5, les articles cités par Virginie de Araújo-Recchia (L.2212-1, L.2212-2 et L.2212-9) n’ont subi que des modifications syntaxiques au cours de leur parcours parlementaire.