Désinformation: pourquoi donc partage-t-on des fausses informations en ligne ?


Désinformation: pourquoi donc partage-t-on des fausses informations en ligne ?

Publié le jeudi 25 janvier 2024 à 16:07

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(SEBASTIEN BOZON / AFP)

Auteur(s)

Nathan Gallo

Pourquoi partage-t-on des fausses informations en ligne ? Biais partisans, rejet des institutions, inattention: DE FACTO recense les mécanismes cognitifs identifiés par le monde scientifique qui poussent les internautes à partager sciemment ou inconsciemment des fausses informations en ligne.

Cette question effleure régulièrement l'esprit des fact-checkeurs : comment une fausse information a-t-elle bien pu prendre tant d'ampleur ? Mais surtout : qui a bien pu partager cette intox ?

Difficile, toutefois, de reproduire le portrait-robot parfait de cet internaute, alors qu'une myriade de facteurs jouent un rôle dans le partage (conscient ou non) de fausses informations en ligne.

Ces dernières années, plusieurs études ont analysé de nombreux mécanismes cognitifs, mais les chercheurs ne s'accordent pas encore complètement sur les déterminants précis. "Les études existantes sur la désinformation sont insuffisantes pour permettre une compréhension globale des facteurs qui influencent la diffusion de la désinformation", vient ainsi rappeler un travail d'analyse de la littérature scientifique existante, publié en avril 2023 dans la revue Computers in Human Behavior.

Il me semble en effet difficile d'identifier clairement l'ensemble des facteurs affectant la diffusion des fausses informations au niveau individuel", décrit Antonio Alonso Arechar, chercheur en économie comportementale au Centre de recherche et d'enseignement en économie (CIDE) d'Aguascalientes à DE FACTO.

"Nous sommes loin d'avoir atteint un consensus scientifique, mais certains processus importants ont été identifiés", indique de son côté Tom Buchanan, professeur de psychologie à l'Université de Westminster, à DE FACTO.

"Même si nous savons que des caractéristiques propres à chaque individu jouent un rôle face à la réception de l'information, nous sommes loin de comprendre exactement quelles variables démographiques ou de personnalité sont importantes et comment elles opèrent".

Biais politique, biais de confirmation : des facteurs déterminants

Certains critères spécifiques semblent toutefois faire consensus au sein d'une large partie de la communauté scientifique. Fin juillet, une équipe de chercheurs a demandé à 150 spécialistes sur le domaine de la désinformation d'identifier les principales raisons qui pousseraient les individus à croire et à partager des fausses informations.

Dans les réponses à cette étude publiée dans la Misinformation Review de la Harvard Kennedy School, certains mécanismes cognitifs spécifiques sont ainsi mis en avant par la grande majorité des chercheurs.

96% des spécialistes interrogés ont notamment indiqué identifier les biais partisans comme un des déterminants principaux au partage de désinformation.

"Le facteur numéro 1 mis en avant par les spécialistes qui ont répondu au questionnaire, c'est l'identité partisane, à savoir le fait de s'identifier à droite ou à gauche et d'avoir une identité politique", décrit Sacha Altay, chercheur à l'université de Zurich et un des auteurs de l'étude, à DE FACTO.

"Sur le plan de la mésinformation [Information erronée relayée de façon non intentionnelle]  politique, s'identifier fortement à son camp politique, et haïr ses adversaires politiques joue un rôle très important".

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Réponses des 150 participants sur ce qui détermine la croyance en la désinformation (à gauche) et le partage de la désinformation (à droite). Les déterminants sont classés de celui qui est le plus accepté à celui qui l'est le moins, qu'il s'agisse de la croyance ou du partage.

Plus globalement, Sacha Altay souligne l'importance des "biais de confirmation", mécanisme cognitif qui privilégie "les idées avec lesquelles on est déjà d'accord". Questions culturelles, de société ou de santé : un individu va ainsi avoir tendance à plus partager des intox qui valident sa manière de se représenter le monde.

"Il est clair que les gens sont plus enclins à partager des choses qui sont cohérentes avec ce qu'ils croient, avec leurs croyances préexistantes", confirme Tom Buchanan.

Autre facteur identifié, l'identité sociale de l'individu, qui jouerait aussi un rôle selon les chercheurs interrogés. Avec trois autres chercheurs, Tom Buchanan a par exemple identifié dans une étude récente publiée en 2023 certaines motivations psychologiques sociales dans le partage d'information, mais aussi de désinformation politique, comme l'engagement prosocial en ligne pour "éduquer, informer ou mobiliser d'autres personnes" ou encore un besoin d'expression politique.

"En général, partager de la mésinformation peut nuire à sa réputation", indique de son côté Sacha Altay. "Mais elle peut aussi permettre d'en gagner au sein d'une communauté spécifique".

Confiance dans les institutions : "des causes systémiques profondes"

Une grande partie des chercheurs s'accordent aussi sur le fait que le manque de confiance dans les institutions joue un rôle dans les croyances et le partage de fausses informations.

"Les personnes situées aux extrêmes politiques partagent plus de mésinformation, ce qui s'explique par le fait qu'ils ont moins confiance envers les institutions"rappelle Sacha Altay.

Un point validé par plusieurs études comparant les attitudes individuelles dans plusieurs pays différents. "On parle de ces facteurs au niveau des individus, mais il y a aussi des causes systémiques profondes, selon les pays : dans des pays où il y a plus de corruption, d'inégalités, moins de liberté de la presse, on observe aussi plus de croyances dans les théories du complot", souligne-t-il.

Une étude publiée dans la revue Nature en juin 2023 par une dizaine de chercheurs s'est ainsi intéressée au comportement d'individus dans 16 pays différents, du Brésil à l'Italie en passant par les Etats-Unis et la Chine.

Résultat : dans chaque pays, les personnes valorisant les valeurs démocratiques ou ne croyant pas en Dieu avaient tendance à mieux identifier des faits exacts. "Nous avons constaté très clairement que plus des individus croyaient en la démocratie, plus ils étaient capables de discerner le vrai du faux", décrit Antonio Alonso Arechar, co-auteur de l'étude.

L'étude montre ainsi que les personnes interrogées en Inde et en Arabie Saoudite avaient tendance à plus partager des fausses informations, à l'inverse du Royaume-Uni ou de l'Italie.

Mais les chercheurs concluent à l'inverse que le partage de désinformation ne s'explique pas par d'éventuelles caractéristiques culturelles propres à chaque pays, mais bien à des mécanismes cognitifs universels.

"Bien que les niveaux moyens de croyance en des informations fausses varient considérablement d'un pays à l'autre, nous avons trouvé des preuves cohérentes que l'analyse, la réflexion, l'exactitude, les motivations et le soutien à la démocratie étaient associés à une plus grande capacité à distinguer le vrai du faux", précise ainsi l'étude. D'où la possibilité de trouver "des solutions similaires" à grande échelle pour contrer la désinformation, quel que soit le pays ou la région.

Des "nudges" pour limiter le partage de fausses informations

Autre mécanisme cognitif souvent mis en avant pour attribuer le partage d'intox : le manque d'attention, notamment face au flot d'informations sur les réseaux sociaux. C'est en tout cas ce qu'ont mis en avant les scientifiques Gordon Pennycook ou David Rand, qui ont collaboré à plusieurs reprises avec Antonio Alonso Arechar, dans plusieurs études sur le rôle de l'attention dans le partage de fausses informations.

Un de leurs articles publié en 2018, intitulé "Paresseux, pas partial", privilégie ainsi l'absence de raisonnement critique aux biais de confirmation pour expliquer la diffusion d'intox. "Cela signifie que lorsqu'on réfléchit à la montée de la désinformation en ligne, il ne s'agit pas tant d'un changement d'attitude des gens à l'égard de la vérité, mais plutôt d'un changement plus subtil de l'attention portée à la vérité", soutiennent-t-ils, dans un éditorial publié dans la revue Scientific American en 2021.

Antonio Alonso Arechar pointe ainsi l'efficacité d'interventions directes sur l'attention des individus, via des messages ou des notifications. "Faire réfléchir les internautes sur l'exactitude d'une information semble avoir un effet positif sur leur discernement pour la partager".

Ce dernier collabore notamment avec des plateformes pour mettre en place ce type d'interventions, aussi appelées "nudges" en anglais, pour limiter le partage de fausses informations liées à l'inattention.

Un mécanisme par exemple déjà mis en place par Facebook ou Instagram, qui limitent par exemple depuis 2017 le partage des contenus labellisés comme faux par des médias de fact-checking. De son côté, X (ex-Twitter) demande à l'internaute s'il souhaite lire un article avant de le partager.

https://lh7-us.googleusercontent.com/bU0iAAd9Va2p2gEwjq6EtnmhU3kPvK0Gd-i2WWELQYo0KaIfaqyQdx0TPt_ip64jauCoiD7AbfRp0wG72AemtzjPnfLwU3MnBz7ijW4GruRT1CfDef3e1rYfPSY8qzkq1jlTdQf_8G1tX9SxR3DjbIN2ktw2sqYz00rSenaa95JvYGwHr_G3HpYU2u8YrA

Exemple de nudge pour limiter le partage d'informations trompeuses. X demande à l'internaute s'il souhaite lire l'article avant de le partager

"20% des personnes partagent accidentellement des fausses informations"

Ces interventions sont-elles suffisantes pour contrer le phénomène de la désinformation en ligne? "L'inattention joue un rôle, mais il est aussi dur de savoir ce qui relève de ce facteur et ce qui relève d'autre chose comme l'identité partisane", relativise toutefois Sacha Altay, qui rappelle qu'une personne aura plus tendance à partager sans faire attention une information qu'elle soutient plutôt qu'une autre.

Ce type d'intervention peut toutefois s'avérer efficace pour des personnes partageant ces informations sans le vouloir ou sans même le faire exprès. "En général, nous constatons qu'environ 20 % des personnes partagent accidentellement de fausses informations", observe notamment Tom Buchanan.

Faut-il dès lors remettre en cause les réseaux sociaux, souvent accusés d'inciter à l'engagement de ses participants et d'ainsi limiter leur sens critique ? "Il serait tentant de dire que nous partageons ces informations parce que Facebook nous y incite", explique Tom Buchanan.

"C'est une partie du problème dans la mesure où les mécanismes des plateformes facilitent le partage de la désinformation et récompensent le partage de la désinformation. Mais ce n'est certainement pas la faute principale des plateformes si nous partageons de fausses informations en ligne".

Se pose tout de même la question du rôle de l'éducation, notamment numérique, face à l'utilisation des réseaux sociaux. Toutefois, alors que le monde politique proclame souvent le besoin de plus d'éducation pour mieux lutter contre les fausses informations, moins de 50% des chercheurs interrogés par le sondage publié dans la Harvard Kennedy School considèrent le manque d'éducation et d'accès à une information de qualité comme des facteurs majeurs de croyance et de partage de fausses informations.

Si plusieurs études pointent tout de même les bénéfices d'une éducation au numérique ou de conseils sur le digital auprès des internautes, les auteurs du sondage pointent une divergence globale "entre les stratégies actuelles de réponse à la désinformation et le consensus des experts". Avec des outils et mécanismes de lutte contre la désinformation qui pourraient ne résoudre qu'une partie du problème de la désinformation en ligne actuelle. D'où la nécessité d'identifier les facteurs cognitifs les plus pertinents pour mieux comprendre les raisons qui nous poussent à partager des fausses informations, et ainsi mieux lutter contre ce phénomène.

Ce fact-check a été également publié par Grand angle DE FACTO.

Ce fact-check a été publié par DE FACTO.