Un effet surestimé des réseaux sociaux lors des élections ? Ce que disent les nouvelles études sur Facebook


Un effet surestimé des réseaux sociaux lors des élections ? Ce que disent les nouvelles études sur Facebook

Publié le lundi 28 août 2023 à 17:16

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(Kirill KUDRYAVTSEV / AFP)

Auteur(s)

Nathan Gallo

Quatre études publiées fin juillet dans Nature et Science ont examiné l'influence de Facebook et Instagram sur la polarisation politique avant l'élection présidentielle américaine de 2020.
Résultat : toutes ont certes observé une forte polarisation sur ces plateformes, mais sans effet durable sur les comportements électoraux. Malgré certaines critiques, ces études réalisées en collaboration avec Facebook remettent en perspective certains a priori sur l'impact des réseaux sociaux dans les campagnes électorales.

31 août 2020. La campagne pour l'élection présidentielle américaine bat son plein entre le président sortant Donald Trump et le candidat démocrate Joe Biden. Ce jour-là, le réseau social Facebook et un collectif de 17 chercheurs annoncent la mise en place du US 2020 Election Project, un projet commun de recherche destiné à "comprendre l'impact des réseaux sociaux sur l'élection".

Leur ambition est claire : analyser les effets de Facebook et Instagram sur la participation politique lors de l'élection et comprendre si ces réseaux favorisent la polarisation et perturbent le débat démocratique.

La collaboration s'avère inédite dans son ampleur : l'équipe de 17 chercheurs américaine,  menée par Joshua Tucker et Talia Stroud, se voit donner accès à des données directement fournies par l'équipe de recherche de Facebook (désormais Meta) et obtient le droit de mener diverses expériences sur ces plateformes pour mieux comprendre leur impact sur les utilisateurs.
 

Des recherches "pionnières" selon Meta

Trois ans plus tard, les quatre premières études - sur les 16 articles prévus - publiées dans les prestigieuses revues Nature et Science le 27 juillet ont commencé à agiter la communauté scientifique en plein été.

Polarisation politique sur la plateforme, effets des algorithmes sur l'expérience des utilisateurs, mais surtout impact des réseaux sociaux sur les comportements électoraux : véritable mine d'or sur le fonctionnement de Facebook et Instagram, chacune de ces études éclaire d'une lumière nouvelle les connaissances sur l'influence de ces plateformes.

"De nombreux observateurs partagent le point de vue selon lequel les Américains vivent dans des chambres d'écho en ligne qui polarisent les opinions sur la politique", explique l'article publié dans Nature.

"Certains affirment également que les plateformes peuvent et doivent s'attaquer à ce problème en réduisant l'exposition à des contenus de même sensibilité politique. Mais ces préoccupations et le remède proposé reposent sur des hypothèses empiriques largement non vérifiées", décrivent les chercheurs.

Toutes ces études viennent ainsi remettre en cause certaines de ces idées reçues. Malgré la polarisation idéologique bien réelle observée sur Facebook et Instagram et l'impact des algorithmes sur les contenus exposés aux internautes, aucune d'entre elles n'a observé d'effet direct sur les attitudes électorales des utilisateurs sur la période étudiée, entre septembre et décembre 2020.

Ces conclusions ont d'ores et déjà réjoui Meta, accusé depuis plusieurs années d'avoir favorisé l'élection de Donald Trump en 2016. Dans un billet de blog publié le jour-même, Nick Clegg, responsable des affaires internationales et de la communication chez Meta, a ainsi vanté des recherches "pionnières" aux résultats "extrêmement utiles".
"Il y a peu de preuves que les principales caractéristiques des plates-formes de Meta provoquent à elles seules une polarisation 'affective' [qui mesure le ressentiment des utilisateurs vis-à-vis de ses opposants politiques] préjudiciable ou ont des effets significatifs sur les attitudes, croyances ou comportements politiques-clés", a-t-il ainsi déclaré. 

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Nick Clegg lors d'une conférence de presse à Bruxelles le 7 décembre 2022 (Kenzo TRIBOUILLARD / AFP)

Pas d'effet des algorithmes sur les comportements politiques

Que montrent concrètement ces études ? L'un des trois articles publiés dans Science a notamment évalué l'impact des algorithmes de Facebook et Instagram, accusés ces dernières années, notamment par la lanceuse d'alerte et ancienne employée de Facebook Frances Haugen, de faire remonter les contenus haineux et la désinformation dans les fils personnalisés des utilisateurs.

Pour cette étude, plus de 20.000 utilisateurs ont utilisé un fil d'actualité plus neutre organisé de manière chronologique, afin d'observer les différences de contenus et les évolutions de comportements.

Pour quels résultats ? Les participants ont certes été en contact avec plus de contenus issus de sources variées ou d'amis aux idées plus modérées, et ont vu en moyenne moins de posts injurieux. L'expérience a par ailleurs "considérablement réduit le temps passé par les utilisateurs sur la plateforme" et "diminué [leur] engagement".

Mais les chercheurs n'ont noté aucun changement significatif sur les comportements, participation et connaissances politiques des utilisateurs entre les utilisateurs du fil classique et les participants à l'expérience.

"On ne peut pas juste dire que la polarisation est causée par les réseaux sociaux"

Pour les auteurs de l'étude, ces résultats "tempèrent les attentes selon lesquelles les algorithmes de classement des flux des réseaux sociaux provoquent directement une polarisation affective ou thématique chez les individus ou affectent autrement les connaissances sur les campagnes politiques ou la participation politique hors ligne".

"Quand on manipule certaines caractéristiques des réseaux sociaux, cela peut avoir des effets sur les comportements des gens sur la plateforme, mais finalement très peu sur les attitudes ou la polarisation politique, ou encore sur la mésinformation", observe de son côté Sacha Altay, chercheur au Digital Democracy Lab de l'Université de Zurich, auprès de DE FACTO. "Mais on ne peut pas juste dire que la polarisation est causée par les réseaux sociaux".

Deux autres études se sont par ailleurs penchées sur l'exposition des utilisateurs aux contenus de sources proches et/ou aux idées similaires, avec le même constat.

La première, publiée dans Science, observe que, "contrairement aux attentes", limiter l'exposition aux contenus partagés par nos proches, groupes et pages suivies "n'a pas d'effet significatif sur la polarisation politique ni sur aucune mesure des attitudes politiques au niveau individuel".

Priver ces utilisateurs des contenus partagés d'amis, de groupes et de pages a toutefois eu des effets concrets sur l'expérience des utilisateurs. A savoir une baisse du nombre de contenus politiques, "y compris issus de sources non fiables", ou encore la diminution du nombre d'interactions et de clics sur des contenus partisans.

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Le PDG de Meta, Mark Zuckerberg (Chris DELMAS / AFP)
"Davantage le reflet de notre identité"

La seconde, publiée dans Nature, observe aussi que limiter la visibilité de sources proches idéologiquement "n'a pas eu d'effets mesurables" sur la période étudiée, que ce soit sur "la polarisation affective, l'extrémisme idéologique, l'évaluation des candidats et la croyance en de fausses affirmations".

Pour cette recherche, les chercheurs avaient diminué d'un tiers la visibilité de sources idéologiquement proches pour plus de 23.000 utilisateurs lors des élections. "Bien que l'exposition à des contenus provenant de sources partageant les mêmes idées sur les médias sociaux soit courante, la réduction de sa prévalence pendant l'élection présidentielle américaine de 2020 n'a pas réduit de manière correspondante la polarisation des croyances ou des attitudes", note l'étude.

"Ces résultats remettent en question les interprétations accusant les chambres d'écho des médias sociaux d'être à l'origine des problèmes de la démocratie américaine contemporaine", décrivent les auteurs, qui concluent : "les informations que nous voyons sur les réseaux sociaux peuvent être davantage le reflet de notre identité que l'origine des opinions que nous exprimons".
"Les réseaux sociaux reflètent la polarisation de la vie politique américaine, et peut l'exacerber", décrit aussi Sacha Altay. "Mais il semble quasi-impossible que ce soit les réseaux sociaux qui créent cette polarisation ex nihilo".

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Photo AFP
Une polarisation à inscrire "dans un ensemble plus large de changements"

La dernière étude, publiée dans Science, montre toutefois bien l'ampleur du phénomène de polarisation politique à l'œuvre sur Facebook et Instagram.

L'article, qui a étudié l'ensemble des 208 millions d'utilisateurs américains sur Facebook, pointe une "ségrégation idéologique élevée" entre conservateurs et libéraux aux Etats-Unis. Une polarisation intensifiée surtout chez les utilisateurs plus actifs sur la plateforme et qui interagissent avec les pages et groupes Facebook, aux contenus plus politiques que ceux de leurs amis.

Selon les auteurs, ces pages et groupes "constituent une machine de curation et de diffusion très puissante, utilisée de manière particulièrement efficace par les sources dont l'audience est majoritairement conservatrice".

L'article relève par ailleurs une "asymétrie" forte entre ces deux communautés, avec une polarisation beaucoup plus prononcée au sein des milieux conservateurs. Entre autres résultats, l'étude souligne une circulation plus importante de la mésinformation à la droite de l'échiquier politique.

Les auteurs rejettent toutefois l'idée que Facebook serait à l'origine de cette polarisation. "Ces tendances s'inscrivent dans un ensemble plus large de changements de longue date liés à la fragmentation de l'écosystème de l'information nationale, de Fox News à la radio", indique l'étude.

Des limites méthodologiques pointées

Certains observateurs pointent tout de même du doigt certaines limites à ces études, réalisées sur une période de trois mois entre septembre et décembre, en pleine effervescence électorale.
Frances Haugen, qui a divulgué des milliers de documents internes à l'entreprise en 2021, a notamment critiqué leur timing, jugé trop rapproché des élections et à une période où Meta avait déjà mis en oeuvre de nombreuses mesures temporaires pour éviter la mise en avant de contenus trop extrêmes. 
 

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La lanceuse d'alerte Frances Haugen au Capitole le 1er décembre 2021 à Washington DC                                                                                    (Brendan SMIALOWSKI / AFP)

Joshua Tucker, qui enseigne à la New York University, a lui-même souligné cet écueil. Dans une interview relayée par le Washington Post, il a indiqué qu'une "étude similaire à une autre période ou dans un autre pays où les gens ne prêtaient pas autant d'attention à la politique ou n'étaient pas autant inondés d'informations provenant d'autres sources sur la politique" aurait pu donner "un résultat différent".

D'autres s'interrogent aussi sur le rôle à long-terme des réseaux sociaux, plus difficile à évaluer sur une courte période. "Cette étude ne peut pas nous dire ce qu'aurait été le monde si les médias sociaux n'avaient pas existé au cours des 10 à 15 dernières années", a aussi reconnu Tucker.


Une collaboration avec Meta critiquée

Les critiques se sont surtout portées sur la collaboration d'un nouveau genre entre l'équipe de chercheurs américaine et Meta.

Alors que Nick Clegg a vanté une transparence "complète et évaluée par des pairs", l'auditeur indépendant désigné pour cette collaboration Michael Wagner a pointé les limites d'une recherche "indépendante par permission".

Dans un éditorial publié dans Science, le scientifique a souligné un travail "digne de confiance" et des "recherches indépendantes", mais a déploré le modèle d'une collaboration "industrie-académie".

Les critiques sont nombreuses, entre le manque d'accès aux données brutes par Meta et le manque d'informations sur le fonctionnement interne de ces réseaux : "En d'autres termes, les chercheurs ne savent pas ce qu'ils ne savent pas, et les partenaires de l'industrie ne sont pas clairement incités à révéler tout ce qu'ils savent sur leurs plateformes", a-t-il regretté.

Un point aussi souligné par Sacha Altay, qui précise tout de même que ces études devraient devenir "des références sur le sujet" de par les possibilités expérimentales et les données offertes par Meta. "Je préfère qu'il y ait cela, plutôt qu'il n'y ait rien du tout. Même si le problème, c'est que Meta l'utilise pour affirmer qu'ils n'ont pas besoin d'agir".

"C'est un signe des choses à venir dans le monde universitaire : des données incroyables et des opportunités de recherche offertes à quelques chercheurs sélectionnés au détriment d'une véritable indépendance", souligne de son côté Wagner.

En attendant, 12 autres études à venir devraient compléter les connaissances sur ces plateformes. Et vont à coup sûr ouvrir de nouvelles pistes de réflexion concernant le rôle des plateformes sur la vie démocratique et dans notre quotidien.

Ce fact-check a été également publié par Grand angle DE FACTO.

Ce fact-check a été publié par DE FACTO.