Scepticisme et complotisme : quand les idées anti-climat font monter le mercure en ligne
Publié le lundi 22 mai 2023 à 14:13
(PHILIPPE LOPEZ / AFP)
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Nathan Gallo
Observe-t-on un renouveau des idées climatosceptiques en ligne? Depuis quelques mois circulent en ligne des discours qui remettent en cause à la fois le consensus scientifique sur la réalité et l'origine du réchauffement climatique et les politiques pour le climat. Une recrudescence inédite, indiquent deux études publiées en 2023 par l'Institut des systèmes complexes du CNRS (ISCPIF) et la fondation Jean Jaurès, qui observent le regain de ces théories en ligne. Et s'interrogent sur leur effet dans la société.
Dans un tweet publié le 24 avril dernier, Etienne Chouard, ancienne figure des Gilets Jaunes et promoteur du Référendum d'initiative citoyenne (RIC), s'interroge : "Quelle est la réponse officielle à cet argument ?", questionne le blogueur.
Dans son post, Etienne Chouard, régulièrement taxé de complotisme ces dernières années, partage un message prétendant que le dioxyde de carbone - un des principaux gaz à effet de serre à l'origine du réchauffement climatique - "ne représente que 0,04% de l'atmosphère" et que "l'activité humaine n'y contribue que pour 5%".
L'essayiste partageait un message publié à l'origine par le compte complotiste américain Wide Awake Media. Un compte qui prétendait dénoncer le "culte apocalyptique" autour de l'objectif de zéro émission nette de gaz à effet de serre destiné à atteindre les objectifs de maîtrise de la hausse des températures.
Etienne Chouard, peu habitué ces dernières années à se positionner sur les sujets environnementaux, estime lui-même avoir "du mal à considérer comme un poison toxique le CO2" dans un autre tweet.
La "réponse" à ce discours trompeur est pourtant facile à trouver, et est connue des rédactions de fact-checking. Des scientifiques ont expliqué à plusieurs reprises à l'AFP ou Franceinfo que si le CO2 tient une part minime dans l'atmosphère (0,04%), ce gaz à effet de serre a vu sa part augmenter de plus d'un tiers depuis l'ère préindustrielle à cause de l'activité humaine, provoquant de fait une augmentation des températures mondiales.
Capture d'écran du tweet d'Etienne Chouard, qui partage un post du compte climatosceptique Wide Awake Media
Climatoscepticisme : un renouveau depuis l'été 2022
Assiste-t-on ainsi à une "lente conversion de toute la complosphère au climatocomplotisme", comme le déplorait Tristan Mendès-France, spécialiste de l'extrémisme en ligne, dans un tweet partagé le lendemain ?
"Jusqu'à récemment en France, on observait peu de discours climatosceptiques très forts comme ceux observés aux Etats-Unis avec [l'ancien président des Etats-Unis] Donald Trump", décrit Victor Chomel, chercheur associé à l'Institut des systèmes complexes (ISCPIF), à DE FACTO. "Mais ça a changé en 2022".
Avec l'équipe du Climatoscope, projet qui cartographie les différentes communautés débattant autour des questions climatiques sur Twitter et porté par le directeur de recherche au CNRS David Chavalarias, Victor Chomel s'est intéressé aux "nouveaux fronts du dénialisme et du climato-scepticisme" sur la plateforme, dans une étude publiée en mars 2023.
Pourquoi parler de climatodénialisme ? ”Il ne s’agit pas de dire qu’un fait établi scientifiquement est nécessairement incontestable", précise l'étude, "Mais que les faits les plus légitimes pour prendre les décisions futures sont ceux qui sont rigoureusement établis par les scientifiques sur la base de l’état actuel des connaissances et de la compréhension liées au système terrestre".
Au croisement des discours anti-système
Très mobilisée sur Twitter, cette communauté composée de près de 10.000 comptes francophones remet ainsi frontalement en cause le consensus scientifique sur le changement climatique et son origine humaine. Et n'hésite pas non plus à s'attaquer directement à l'expertise du Groupe international d'experts sur le climat (GIEC), qui synthétise l'ensemble des connaissances scientifiques sur le climat dans ses rapports.
Fait nouveau, ce discours antisystème sur le climat agrège désormais plusieurs communautés en ligne à la même rhétorique contestataire. "Ce groupe d'utilisateurs se mobilise en ligne sur des sujets qu'on pourrait qualifier d'anti-système", décrit Victor Chomel. "Ces gens, qui étaient parfois dans des groupes anti-vaccins, puis pro-russes, abordent désormais aussi la question du climat".
Cette communauté très hétérogène regroupe aussi bien l'ancien candidat pro-Frexit à la présidentielle François Asselineau, le site complotiste anti-vax Le Courrier des stratèges ou encore le souverainiste Philippe Murer. Des acteurs aux dizaines de milliers d'abonnés dont les comptes relaient et partagent désormais les thèses climatodénialistes sur Twitter.
Une remise en question plus large des politiques publiques
Mais au-delà des discours climatosceptiques semble aussi éclore un discours hostile plus globalement aux politiques publiques sur le climat et à leurs objectifs.
La fondation Jean Jaurès, qui a publié mi-avril une étude sur les discours complotistes autour de la question climatique en collaboration avec l'institut d'étude Opsci et l'institut de sondage Cluster 17 , s'est intéressée à l'émergence sur Twitter et dans la société d'une nouvelle "mouvance climato-complotiste".
Une communauté dont le discours s'appuie sur une "remise en question sociale et démocratique du climat en tant que sujet de politique publique", décrit Anastasia Stasenko, directrice des projets de recherche d'Opsci à DE FACTO.
Alors que les thématiques environnementales sont devenues un "enjeu de plus en plus présent dans les affrontements numériques", Opsci, qui analyse les phénomènes sociaux sur les réseaux sociaux et s'intéresse aux discours en ligne, souligne l'émergence nouvelle de plusieurs narratifs complotistes sur le climat depuis la pandémie.
Comme le Climatoscope, la fondation a observé le même "transfert" d'"un discours de défiance radicale envers le 'système' né en réaction à la crise liée à la Covid-19" appliqué désormais aux thématiques climatiques depuis septembre 2022.
"Avec la crise énergétique et climatique, ces politiques écologiques sont devenues un grand complot qui poursuivraient la dictature du pass sanitaire via un pass climatique", précise Pierre-Carl Langlais, directeur du pôle Recherche d'Opsci, à DE FACTO.
Graphique issu de l'étude de la Fondation Jean Jaurès, qui décrit l'évolution des thématiques abordées par les leaders de la sphère anti-vaccins entre janvier 2022 et décembre 2022
Un "signal faible inédit", décrit l'étude, qui se traduit par l'émergence sur Twitter d'expressions nouvelles comme "dictature climatique", mais aussi du concept pré-existant de "Great reset" dénonçant un prétendu complot des élites pour contrôler la population, désormais appliqué aux politiques sur le climat.
Selon ces discours, la crise environnementale serait ainsi pêle-mêle "une invention ou pour le moins un prétexte, au même titre que la Covid-19 ou la guerre en Ukraine", ou serait "utilisée par les 'élites' pour mettre un œuvre un agenda caché" et une "dictature climatique".
Importé des Etats-Unis
Ces discours, autrefois cantonnés majoritairement à l'espace anglo-saxon en ligne, semblent désormais aussi avoir réussi à infuser en France, au gré de l'actualité climatique.
"Le discours climato-dénialiste aux Etats-Unis est bien plus structuré. Mais ce discours a désormais réussi à s'installer en partie en France", explique Victor Chomel.
Dans son étude, le Climatoscope a cartographié le nouveau pont dressé entre la communauté climatodénialiste américaine (ci-dessous en jaune à droite) et les comptes qui partagent ces théories en France (en violet au milieu) sur Twitter. Une nouvelle proximité qui rend plus facile le partage de narratifs communs et facilite leur viralité.
Cartographie issue de l'étude du Climatoscope, qui décrit le pont existant entre les communautés climatosceptiques françaises (à gauche) et américaines (à droite).
Le compte anonyme Elpis (20.000 abonnés), aux prises de position antivaxx puis pro-Poutine, est ainsi devenu l'un des relais francophones majeurs de discours climatodénialistes à partir de l'été 2022. Un compte décrit par le Climatoscope comme une véritable "passerelle entre l’espace informationnel français et la communauté des influenceurs anglosaxons experts".
Un discours particulièrement visible sur Twitter : "Telegram et Facebook sont aussi utilisés par ces communautés mais sont plus des lieux d'échanges internes. Twitter est le lieu de la mainstreamisation [popularisation] des idées", explique Pierre-Carl Langlais.
Climatoscepticisme, climatocomplotisme : un discours présent dans la société ?
L'émergence nouvelle des thèses climatosceptiques semble pourtant se cantonner pour l'instant le plus souvent à une partie très réduite des internautes sur Twitter.
"Politiquement, c'est un mouvement totalement à la marge", explique Victor Chomel. "Mais aujourd'hui, cette communauté sur Twitter a atteint une taille suffisamment critique, avec des milliers d'utilisateurs qui commencent à avoir un écho".
Car si la communauté climatodénialiste demeure bien plus petite que l'ensemble des communautés pro-sciences du climat sur Twitter, elle s'avère aussi ultra active sur la plateforme, comme l'ont observé le Climatoscope et la fondation Jean Jaurès.
"Ces utilisateurs sont désormais structurés en communauté, indique le chercheur au Climatoscope. "Cela signifie qu'il est beaucoup plus compliqué de lutter contre le climato-scepticisme car chaque message est désormais relayé automatiquement, grâce à des canaux préconstruits, qui peuvent par ailleurs servir à n'importe quel sujet autour du narratif anti-système".
Mais au-delà d'un climatodénialisme isolé politiquement, les thèses climatocomplotistes s'avèrent toutefois plus largement partagées au sein de la population, comme l'a observé "avec une certaine surprise" la fondation Jean Jaurès.
"La question est très rarement posée de savoir si la désinformation et ces narratifs ont un impact au-delà des écosystèmes comme Twitter", souligne Anastasia Stasenko.
Cluster 17, qui a testé plusieurs énoncés climato-complotistes ont ainsi été testés auprès de deux échantillons représentatifs de la population, a notamment relevé "la disponibilité d’une partie significative de la population – au moins 40% – à accueillir et relayer de tels énoncés"
42% se sont par exemple dits d'accord avec l'énoncé "Les élites ont pour projet d'instaurer une dictature climatique".
Sous ce "clivage peuple versus élites" qui semble animer la plupart des positions climato-complotistes, l'étude a mis en avant plusieurs facteurs d'adhésion à ces thèses, "depuis un certain conservatisme culturel jusqu’à un anti-écologisme résolu en passant par un dégagisme antisystème, alors que l’écologie est perçue par certains comme une idéologie des élites".
"La lutte contre le réchauffement climatique semble faire consensus dans le champ public en France", précise Justin Poncet, CEO d'Opsci et co-auteur de l'étude. "Mais ce signal faible [d'une montée de ces thématiques en ligne] qui semble marginal, voire absurde dans le champ public, est en réalité porté par une minorité très active en ligne, et rencontre par ailleurs une adhésion assez forte."
Ce fact-check a été publié par DE FACTO.