Cinq ans après la crise des "gilets jaunes", sur 23 éborgnés, zéro condamnation


Cinq ans après la crise des "gilets jaunes", sur 23 éborgnés, zéro condamnation

Publié le jeudi 9 novembre 2023 à 18:15

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Manifestation de "gilets jaunes" à Bordeaux le 15 décembre 2018

(GEORGES GOBET / AFP)

Auteur(s)

Guillaume DAUDIN / Fabien ZAMORA / AFP France

En novembre 2018, débutait en France le mouvement des "gilets jaunes", des mois de manifestations régulières émaillées de violences, avec au total 2.500 manifestants et 1.800 membres des forces de l'ordre blessés en un an selon le ministère de l'Intérieur. Parmi les blessés "gilets jaunes" revendiqués, ou se disant parfois simples "passants", plusieurs personnes éborgnées, souvent atteintes par des tirs de lanceurs de balles de défense ou des lancers de grenades. Parmi elles, vingt-trois avaient été recensées par l'AFP à l'hiver 2018-2019. Cinq ans plus tard, aucun éborgné n'a obtenu la condamnation de l'auteur de sa blessure. Un seul procès a eu lieu, qui s'est soldé par une relaxe, les autres plaintes étant à l'examen, classées ou engluées dans les méandres de la justice.

"Je n'ai aucune nouvelle de mon dossier, même par rapport à mes avocats, il n'y a personne au bout du fil, c'est le néant", se désole Alexandre Frey, blessé le 8 décembre 2018 à Paris. "J'ai été entendu par le juge en tant que partie civile le 5 octobre dernier. Le magistrat va maintenant décider de la suite de l'affaire, classement sans suite ou poursuite. Aucune date n'a été communiquée, il y a énormément de retard dans le traitement des dossiers. On m'a préparé à un délai d'au moins deux ans", explique Gwendal Leroy, blessé le 19 janvier 2019 à Rennes.

"On n'a aucune information sur les suites judiciaires, je sais que la justice est en panne, mais est-elle indépendante?" s'interroge Olivier Fostier, blessé le 23 mars 2019 à Charleville Mézières tandis que Vanessa Langard tranche: "En France, on peut attaquer comme on veut la police, elle n'est jamais condamnée".

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Un manifestant lance un projectile lors d'une manifestation de "gilets jaunes" le 1er décembre 2018 non loin de l'Arc de Triomphe à Paris

AFP

 

A l'approche du cinquième anniversaire du début du mouvement, l'AFP a recontacté ces éborgnés ou leur entourage. Ils racontent leur combat judiciaire difficile et leurs difficultés à vivre avec leur handicap, comme Ninef Radjah, blessé le 12 janvier 2019 à Toulon qui raconte à son avocat Didier Caporossi: "quand je tiens mes deux filles par la main et que je me promène avec elles, je ne vois pas celle de gauche".

"Il y  a un deuil à faire, on change  d'identité", explique Hedi Bahrini 45 ans, blessé le 1er décembre 2018 devant la préfecture du Puy-en-Velay (Haute-Loire) incendiée ce jour-là, où il dit qu'il filmait les manifestants. "J'ai peur du regard des autres, j'ai une prothèse bien faite, certains me disent que ca ne se voit pas, mais il y a un affaissement d'un côté de mon visage", dit Olivier Fostier, qui a passé "quatre ans sous traitement pour dormir et supporter les douleurs".

"Je voudrais savoir où en est l'enquête, j'ai hâte qu'il y a une audience ou quelque chose. L'important c'est d'être reconnu victime", souligne le quinquagénaire, qui a passé trois ans en arrêt maladie avant d'être licencié pour inaptitude fin mai 2022. Il avait déposé plainte juste après avoir été blessé.

La procureure de Charleville-Mézières Magali Josse explique de son côté que "la plainte a été classée sans suite le 11 mars 2020 pour absence d'infraction"

Toutefois, une information judiciaire a été ouverte le 21 juillet 2022, et M. Fostier a été reçu par un juge d'instruction le 4 novembre 2022. "On a fourni une liste de témoins, je ne sais pas s'ils ont été entendus. Mon avocat me dit d'être patient"

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Le manifestant "gilet jaune" Jérôme Rodrigues blessé à l'oeil le 26 janvier 2019 à Paris

AFP

 

En octobre 2019, pour le premier anniversaire du mouvement, Vanessa Langard, blessée le 15 décembre 2018 sur les Champs-Elysées à Paris, disait qu'il lui restait alors l'espoir qui "fait un peu tenir", celui d'une justice qui finirait par passer.  Mais cinq ans plus tard, Mme Langard attend encore des condamnations, comme ses camarades d'infortune qui dénoncent des tirs de LBD 40 ou lancers de grenades illégaux --la légalité du tir étant la question centrale de ces dossiers.

Selon les informations rassemblées par l'AFP auprès des plaignants, aucun policier ou gendarme n'a été condamné.

Six classements et deux non-lieux ont déjà été prononcés, comme pour Hedi Bahrini: il a appris en mars 2022 la mort du gendarme auteur du tir de grenade de dispersion.

Onze autres enquêtes, dont dix menées par des juges, sont en cours, sans mise en cause. Dans plusieurs cas, les responsables des blessures issus des forces de l'ordre semblent identifiés mais les expertises balistiques tardent ou sont contestées.

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Un policier tient un lanceur de balles de défense lors d'une manifestation de "gilets jaunes" à Paris le 12 janvier 2019

AFP

 

"Ces dossiers-là, où des policiers peuvent être mis en cause, (...) sont un peu mis de côté", se désole Claire Dujardin, avocate d'Arthur, 29 ans, éborgné le 29 décembre 2018 à Toulouse. Dans son cas, un juge d'instruction a été désigné en septembre 2020, après deux enquêtes, une préliminaire et une de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN). Personne n'a été mis en examen à ce jour. "On est quand même trois ans après le début de l'instruction et cinq ans après les faits, pourtant il n'y a toujours rien", souligne l'avocate.

En France, les délais judiciaires sont particulièrement lents et le pays est régulièrement condamné par la Cour européenne des droits de l'Homme, rappelle le site officiel vie-publique.fr.

"Je trouve ça anormal qu'un simple Français ne puisse pas avoir accès la justice", se désole Arthur, qui ne souhaite pas donner son nom de famille. Il assure qu'il n'était pas "gilet jaune" mais était juste venu "voir" la manifestation près de chez lui. Après l'accident, "ma mère avait arrêté de travailler pendant des mois, je me sentais coupable de tout ca". Parallèlement à la procédure judiciaire, il a demandé une aide à la Commission d'indemnisation des victimes d'infractions (Civi) et attend une réponse pour le 21 décembre.

Pour Ninef Radjah aussi le temps judiciaire est long. Après une plainte avec constitution de partie civile en 2019 et l'ouverture d'une enquête pour blessure involontaire, "le dossier est passé entre les mains de trois juges d'instruction. Et ce n'est qu'il y a six mois que j'ai enfin pu obtenir qu'une expertise médicale soit faite sur mon client pour prouver que ses blessures sont bien compatibles avec un tir de LBD", explique son avocat Me Caporossi. "Expertise dont je devrais recevoir le rapport d'ici la fin de l'année".

Là encore, l'avocat et son client tentent une autre approche en plus de la voie pénale, celle de la justice administrative, avec une procédure devant le tribunal administratif de Toulon pour engager la responsabilité de l'Etat. Jean-Marc Michaud, blessé le 8 décembre 2019 à Bordeaux tente lui aussi la voie de la justice administrative, après avoir vu sa plainte pénale classée sans suite en 2021 pour auteur inconnu. En septembre, le Tribunal administratif de Bordeaux a ordonné une expertise médicale qui n'a pas encore eu lieu, selon son avocate, Me Ophélie Berrier.

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Le lanceur de balles de défense LBD 40

MINISTERE DE L'INTERIEUR

 

Pour Fiorina Lignier, blessée le 8 décembre 2018 à Paris, une information judiciaire a été ouverte le 19juin 2019 et un policier mis en examen le 10 février 2021 pour "violences volontaires par personne dépositaire de l'autorité publique ayant entraîné une mutilation ou une informité permanente", selon une source judiciaire. "Je n'y croyais plus du tout. Quand je l'ai appris, c'était une grande surprise", avait dit Mme Lignier en mars 2021. Depuis, "l'instruction est toujours en cours", explique son avocat, Me Jérôme Triomphe.

Un seul éborgné sur 23 a bénéficié d'un procès: Jean-Philippe, lycéen de 16 ans à l'époque, victime selon lui d'un tir "perdu" de LBD le 6 décembre 2018 à Béziers. Le 20 octobre, le policier mis en cause a été relaxé au bénéfice du doute. "Je suis surpris et choqué", a réagi le jeune homme, 21 ans aujourd'hui. Le ministère public a fait appel.

Dans le cas de Jérôme Rodrigues, un des "gilets jaunes" les plus médiatiques,  une information judiciaire a été ouverte peu après sa blessure le 26 janvier 2019. L'instruction a été clôturée le 25 septembre 2023,  avant une décision finale des juges d'instruction en vue d'un procès éventuel. 

Ramy Hala a lui perdu son oeil à Vénissieux le 6 décembre 2018, éborgné à 15 ans par un projectile issu d'une grenade qui a explosé en l'air selon son avocat Me Maxence Pascal. Il a été filmé en train de lancer une pierre vers les forces l'ordre, ce qui lui a valu un "avertissement" du juge des enfants, et l'enquête de l'IGPN a été classée sans suite.

"Mon problème c'est que tout continue comme si rien de tout ça n'avait jamais existé", dit le jeune homme qui veut ou nouvel avocat pour reprendre son dossier. "Ce n'est pas parce que j'ai balancé une pierre que toi, tu vas me prendre un oeil", estime-t-il.

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Fiorina Lignier à Amiens le 13 février 2019

AFP

 

Au quotidien, il subit des difficultés professionnelles, lui qui conjugue son travail de livreur avec ses ambitions de rappeur sous le nom de Zoram's, "les employeurs te catégorisent directement. Ce n'est pas parce qu'il te manque un oeil que tu as forcément fait plus de conneries qu'un autre. Mais pour eux, tu es un bandit".

Alexandre Frey lui n'arrive plus à faire une saison entière d'intermittent depuis qu'il a perdu son oeil, "tous les 20 du mois, c'est la galère". Ninef Radjah a perdu son travail de conducteur de travaux et vit grâce à sa rente d'invalidité.

"Il y a plein de choses qui me sont interdites à ce stade, prendre l'avion, faire de la plongée, travailler, j'ai l'impression de regarder les gens vivre", explique Mme Langard. "Les amis s'en vont, la famille aussi, on est vite seuls".

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Manifestation à Paris le 2 juin 2019

AFP

 

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