Entre "17 et 27 euros" : attention aux chiffres censés mesurer le coût pour la société d'une salade non-bio
Publié le lundi 12 juin 2023 à 10:14
(CHRISTOPHE SIMON / AFP)
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Berfin TOPAL / AFP France
Une salade non-bio coûte-t-elle entre "17 et 27 euros" à la société, comme l'a affirmé le 2 juin 2023 la numéro un des Verts Marine Tondelier, citant comme source la Cour des Comptes ? Attention : ce chiffrage, censé prendre en compte les facteurs indirects de l'agriculture conventionnelle qui ont un coût pour la collectivité, comme la dépollution de l'eau, les impacts sur la biodiversité, sur la santé..., ne provient pas de l’institution de la rue Cambon.
Il s'agit en réalité d'un calcul réalisé par l'eurodéputé EELV Benoît Biteau, qui reconnaît que l'exemple de la laitue est avant tout "théorique".
Ces chiffres -extrapolés et sortis de leur contexte- ne permettent pas de comparer les coûts globaux des salades bio et non-bio, un exercice par ailleurs extrêmement complexe, explique une agroéconomiste.
Dans une intervention (archive) à la télévision le vendredi 2 juin 2023 sur la chaîne LCP dans l'émission "Politiques, à table !", Marine Tondelier, la secrétaire nationale d'Europe Écologie-Les Verts affirme qu'une salade non-bio vendue 70 centimes coûterait en réalité entre 17 euros et 27 euros à la société, du fait de ce qu'on appelle les "externalités négatives", c'est-à-dire ce que la production de cette salade issue de l'agriculture conventionnelle coûte à la société, en termes de pollution et d'impacts sanitaires et environnementaux.
Selon Mme Tondelier, une salade bio, quant à elle, vendue 1 euro ne coûterait pas davantage à la société.
Pour appuyer ses propos, elle prend l'exemple d'une salade. "Je vous donne des chiffres de 2020, ça a évolué avec l'inflation, mais une salade bio, vous la payez en moyenne 1 euro. Une salade conventionnelle, pas bio, vous la payez en moyenne 70 centimes. Donc vous pouvez dire 'c'est vachement mieux, c'est moins cher'. Sauf que la salade, accrochez-vous bien, à 70 centimes, combien coûte-t-elle à la société ?", demande-t-elle.
Marine Tondelier donne son calcul : "Entre 17 et 27 euros", dit-elle. "Parce que vous prenez en compte les problèmes de santé, la dépollution de l'eau [...], le climat [...], les déchets, et évidemment les coûts pour la santé, pour la sécurité sociale."
Interrogée sur ce que coûte selon elle la salade bio à la société, Marine Tondelier répond : "un euro, parce qu'il n'y a pas d'externalités négatives, sur l'air, sur l'eau etc."
"On déconsidère le bio", estime @marinetondelier, pour qui le label "Haute Valeur environnementale, ça ne veut rien dire". "Vous achetez des produits HVE qui n'ont rien de spécifiquement environnemental." #Alimentation#Bio#PolÀTablepic.twitter.com/atPZ2C7pPv
— LCP (@LCP) June 2, 2023
https://twitter.com/LCP/status/1664611822857781249?ref_src=twsrc%5Etfw
Ses déclarations ont généré une série de commentaires, souvent critiques, poussant Marine Tondelier à préciser dans un tweet (archive) publié samedi 3 juin qu’il s’agissait d’un "calcul de la Cour des comptes".
Qu’en est-il exactement ? Une recherche sur internet permet de retrouver d’autres occurrences de ce chiffrage. En août 2020, interrogé par France Info (archive), le député européen Damien Carême, renvoyait à un livre écrit par un autre député européen Benoît Biteau, "Paysan, résistant !" sorti deux ans plus tôt (Fayard).
"Il a écrit un livre dans lequel il parle d'une étude du Commissariat général au développement durable en France, qui prenait l'exemple d'une salade industrielle à 70 centimes d'euro et d'une salade bio à 1 euro. Mais ce commissariat a estimé [le coût] de ce que l'on appelle les externalités négatives, c'est-à-dire tout ce que génère la culture de cette salade industrielle : les pesticides, les tracteurs et donc le pétrole qu'il faut pour faire tourner", expliquait Damien Carême.
"Tout ça, avec la perte de biodiversité, avec le traitement de l'eau, de l'air... La salade industrielle coûte en fait à la société entre 17 et 27 euros et non pas 70 centimes. Mais en fait, on ne le voit pas parce que ces coûts sont collectivisés".
Voici l'extrait du livre en question, pages 236 et 237 :
Sur son site, le ministère de l'Agriculture définit les externalités comme ceci : "Les activités agricoles génèrent, parallèlement à la production de biens agricoles, des externalités négatives (coûts sociaux) ou positives (bénéfices ou aménités) non pris en compte par le marché."
Contacté par l'AFP le 7 juin 2023, l’auteur du livre, Benoît Biteau est revenu, par mail, sur le chiffrage et le choix de prendre pour exemple la salade.
"L’exemple de la laitue est un exemple théorique, car une laitue bio coûtait environ 1 euro jusqu’il y a peu, ce qui permet des rapports et mises en image plus simples. Ce qui compte, c’est de montrer que le soutien public à l’agrochimie, ainsi que la prise en charge publique de ses externalités négatives (dépollution de l’eau pour l’usage eau potable -parce que la dépollution pour les milieux n’existe pas-, exonération de TVA, maladies professionnelles, émissions de GES [gaz à effet de serre, NDLR], santé publique, impacts sur la biodiversité etc…) coûte ENORMEMENT PLUS CHER qu'un soutien à l'AB", l'agriculture biologique, a-t-il détaillé.
Concernant le chiffre de 27 euros, l'eurodéputé renvoie vers deux documents (1 et 2 ; archivés ici 1 et 2)de l’Institut technique de l’agriculture biologique (ITAB) (archive) publiés en 2008.
Mais ce chiffre avait un contexte très précis: il s'appuyait sur le cas de la ville allemande de Munich, qui avait calculé qu'aider l'agriculture biologique lui coûtait moins cher que de dénitrifier l'eau contaminée par l'agriculture conventionnelle.
"Pour le seul enjeu de la dénitrification de l’eau potable, l’exemple du choix de la Ville de Munich est éclairant (cf. études de l’ITAB), indique Benoît Biteau. Le programme de soutien à l’agriculture bio mis en place par la ville a coûté 0,01 euro / m3 d'eau distribuée. Si la ville de Munich avait choisi une solution curative, soit de dénitrifier l’eau contaminée par l’agriculture intensive, cela aurait coûté 0,27 euro / m3 d'eau distribuée. Soit 27 fois plus cher". Il ajoute que "le rapport x27, ce n’est même pas pour tous les coûts externalisés, mais seulement sur le coût de l’eau".
On retrouve effectivement ce calcul dans les publications de l'ITAB :
On voit donc qu'il est épineux d'extrapoler ce démultiplicateur (x27) à d'autres situations -comme le coût global d'une salade en France- puisqu'il a été calculé à l'échelle d'une ville, en Allemagne, et qu'il ne concerne que la dénitrification de l'eau alors que Mme Tondelier évoquait aussi d'autres "externalités négatives" en plus de la problématique de l'eau, comme l'impact sur la santé par exemple.
Contacté par l'AFP le 8 juin 2023, l'entourage de Marine Tondelier a d'ailleurs expliqué avoir pris cet exemple de la salade et d'avoir "été obligé de faire des extrapolations pour faire prendre conscience du problème faute d'études suffisamment robustes produites par les pouvoirs publics".
En parallèle de sa réponse à l'AFP, le 7 juin 2023, Benoît Biteau a publié un billet (archive) sur son site internet intitulé "Une laitue non-bio coûte-elle bien 27 fois plus chère qu’une laitue bio ? Explications", dans lequel il cite ces plusieurs rapports donc celui de la Cour des Comptes (archive) de juin 2022 intitulé "Le soutien à l'agriculture biologique".
"Ce rapport de x27 se confirme également à l’échelle nationale dans un rapport de la Cour des Comptes daté de juin 2022", affirme l'élu dans son billet.
Et de citer cet extrait du rapport de la Cour qui juge "sous-dimensionnées" les aides publiques à l'agriculture bio, surtout si on les compare aux coûts de dépollution des eaux contaminées par l'agriculture conventionnelle.
"Ce financement de l’État à hauteur de 35 millions d'euros en 2020 apparaît encore plus limité lorsqu’il est rapproché des coûts de dépollution des eaux contaminées par les produits phytosanitaires et nitrates d’origine agricole à la charge des usagers (dans son rapport de septembre 2011, le commissariat général au développement durable estime le coût annuel du traitement des flux annuels d’azote et de pesticides entre 540 et 970 millions d'euros par an, tandis que la dépollution de toutes les eaux souterraines aurait un coût dix fois supérieur)", peut-on lire dans le document.
"L’Etat accepte donc délibérément de dépenser aujourd’hui entre 15 et 27 fois plus de budget dans le traitement des flux annuels d’azote et de pesticides, que dans le soutien à l’agriculture biologique", conclut l’eurodéputé dans son billet.
En effet, lorsque l'on divise le coût annuel du traitement des flux annuels d’azote et de pesticides (entre 540 et 970 millions d'euros par an) par le montant de l'aide à l'agriculture biologique, on tombe entre 15,4 et 27,7 :
540 / 35 = 15,4 et 970 /35 = 27,7
On voit donc que la fourchette avancée pour comparer les coûts globaux d'une salade bio et non bio avancées par Marine Tondelier n'est pas un calcul de la Cour des comptes, et qu'elle ne concerne pas les coûts comparés des salades.
Pas de chiffres pour comparer le coût global des salades bio et non-bio
Contactée par l'AFP le 8 juin, l'agroéconomiste Natacha Sautereau (archive), de l'ITAB, confirme qu'utiliser ces chiffres comme le fait par Marine Tondelier est problématique.
Même si l'exemple de Munich est cohérent pour montrer que "la prévention est moins coûteuse qu’une gestion curative, ce qui rejoint les conclusions d'un rapport du CGAAER (Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux) de 2016", les chiffres avancés par la cheffe d'EELV concernent "strictement les coûts de dépollution de l’eau, et pas l’ensemble des externalités [...]", relève Mme Sautereau.
"L'idée est sans doute de vouloir illustrer l'importance des coûts induits qui sont souvent 'invisibles', et qui sont en effet fondamentaux à prendre en compte", ajoute-t-elle.
Mais "c'est une extrapolation d'un calcul qui a été effectué dans un cas particulier et précis pour dépolluer une masse d'eau", ajoute-t-elle, ajoutant que calculer tous les coûts induits par la production d'une salade est extrêmement complexe et que les chiffres qui circulent ne permettent pas de faire ce calcul.
D'abord parce que l'eau en question peut être utilisée par d'autres cultures que la salade, donc il devient difficile d'estimer précisément une estimation d'un prix global de la salade en particulier.
Mais aussi parce ces chiffres ne concernent que la problématique de la dépollution de l'eau alors que Marine Tondelier cite aussi notamment l'impact négatif sur la santé.
Natacha Sautereau précise également que généralement, les chercheurs optent davantage pour des approches macro-économiques, en mettant en regard le chiffre d'affaires de la production agricole française, et l'ensemble des coûts induits plutôt que sur le prix d'un produit précis comme la salade.
Elle explique que l'exemple de Münich est "très intéressant, car il montre les réelles économies budgétaires à réaliser avec une stratégie basée sur la promotion de pratiques vertueuses par rapport à une gestion curative des problèmes générés : cela coûte beaucoup moins cher à la ville de Munich de faire de la prévention, c'est-à-dire, d'inciter au passage à l'agriculture biologique".
Mais il est problématique d'appliquer cette donnée-là à celle du prix global de la salade.
"Parce que nous ne sommes pas à la même échelle : d'un côté on est à l'échelle d'un bassin versant dans la ville de Munich, qui a fait des économies conséquentes en termes de prévention grâce au passage en agriculture biologique, où il y a un facteur de 17 à 27, c'est référencé" et de l'autre, nous sommes à l'échelle d'une estimation d'un prix global d'une salade individuelle.
"Ce n'est pas pour autant que c'est proportionnel", précise la chercheuse. "Le calcul est forcément théorique", explique-t-elle, concluant que "c'est risqué de prendre un chiffre sans expliquer comment il a été construit, quelles hypothèses sont derrière".
Comment comparer les coûts globaux du bio et du non-bio ?
Le chiffrage des externalités de l'agriculture biologique par rapport à l'agriculture conventionnelle est un champ auquel s'intéressent de nombreux chercheurs. Natacha Sautereau et son collègue Marc Benoit (archive) de l'INRAE (l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement), ont notamment consacré une partie (archive) de leurs travaux à cette question.
"Le produit pas cher, c'est un faux pas cher", explique Natacha Sautereau à l'AFP.
"Quand un consommateur achète une pomme bio par rapport à une pomme conventionnelle, ne sont pas embarqués là, par exemple, les coûts de la dépollution, des éventuelles maladies à traiter sur plusieurs années pour des agriculteurs surexposés à des produits cancérigènes [...] Toutes ces contaminations s'exercent à un instant T mais sont aussi rémanentes parfois sur plusieurs décennies, c'est une vraie difficulté de chiffrer aujourd'hui. [...] Il faudrait calculer non seulement des coûts annuels, mais aussi sommer les coûts des impacts même sur 30 ans pour certains produits très rémanents [...]", ajoute-t-elle.
"Dans un prix à l'étalage par le consommateur, il y a une sorte de fausse information dès lors que nous n'avons pas une approche qui intègre ces externalités", conclue-t-elle.
Une salade bio n'a-t-elle pas d'externalité négative ?
Dans son intervention, Marine Tondelier affirme également que le vrai coût d'une salade bio vendue à 1 euro est également de 1 euro "parce qu'il n'y a pas d'externalité négative sur l'air, sur l'eau, etc."
Mais Natacha Sautereau explique que, "du fait même d'une mise en culture", même une salade bio va engendrer des externalités, même si elles ne seront pas les mêmes que celles liées à la production de la salade conventionnelle et seront probablement "moindres".
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