La France échange de l'eau contre du pétrole ? C'est faux


La France échange de l'eau contre du pétrole ? C'est faux

Publié le mardi 2 mai 2023 à 10:13

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Auteur(s)

Isabelle WESSELINGH / Bénédicte REY / AFP France

Le 31 mars dernier, Emmanuel Macron a présenté un "plan de sobriété" sur l'eau pour préparer la France aux sécheresses causées par le réchauffement climatique, alors que le faible niveau des nappes phréatiques dans une grande partie de l'Hexagone commence déjà à provoquer des tensions et restrictions dans le sud-ouest du pays. Dans ce contexte, des messages très viraux sur les réseaux sociaux s'insurgent contre les restrictions, en affirmant que le gouvernement a parallèlement décidé d'exporter de l'eau douce vers le Moyen-Orient en échange de pétrole. Ces allégations sont fausses.

Un projet, visant à exporter l'eau douce rejetée par la centrale hydroélectrique de Saint-Chamas dans l'étang de Berre, a bien été présenté l'an dernier à des conseillers de l'Elysée par des hommes d'affaires, comme révélé cet automne le magazine Marianne. Mais à l'heure actuelle, le gouvernement l'a écarté et il n'est pas mis en oeuvre, ont affirmé à l'AFP le ministère de la Transition écologique, EDF ainsi que plusieurs associations et responsables locaux. En outre, un tel projet nécessiterait la construction d'infrastructures qui n'existent pas à l'heure actuelle.

"Pourquoi dit-on qu'on va manquer d'eau alors que discrètement on va en donner 4 milliards de mètres cubes contre du pétrole ?! Pourquoi aucune info officielle ni aucun débat là-dessus ?! Pour habituer la population à des rationnements ?!", s'interroge Florian Philippot, président des Patriotes sur Twitter, dans un message relayé plus de 3.000 fois.

"Les tankers venant du Koweït déchargent leur pétrole à Fos-sur-Mer. Les cuves vidées sont nettoyées avec l'eau de la Durance et du détergent. Une fois rincées, les soutes sont chargées d'eau douce. Comprenez-vous pourquoi #Macron nous demande de restreindre notre consommation?", affirme un autre internaute dans un message retweeté plus de 2.000 fois. Des messages de ce type circulent également abondamment sur Facebook ou TikTok. 

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Capture d'écran effectuée sur Twitter le 27 avril 2023

 

D'où viennent ces allégations ?

Tout est parti d'un article publié dans Marianne le 28 septembre 2022 (lien archivé ici). Le magazine révèle qu'au printemps 2022, un groupe d'hommes d'affaires mené par Xavier Houzel, négociant international en hydrocarbures, a rencontré plusieurs conseillers de l'Elysée et du gouvernement afin de leur présenter un projet  visant à exporter l'eau turbinée de la centrale hydroélectrique de Saint-Chamas (Bouches-du-Rhône). 

A l'heure actuelle, l'eau sortant de cette centrale est déversée dans l'étang de Berre. Problème, cet apport en eau douce perturbe gravement l'écosystème de la plus grande lagune méditerranéenne française. Depuis 2006 et une condamnation par la justice européenne, la centrale de Saint-Chamas est obligée de réduire son débit afin de limiter ces rejets.

Selon Xavier Houzel, cité dans Marianne, l'eau douce récupérée en aval de la centrale "doit d'abord servir à assouvir les besoins locaux, par la mise en bouteilles ou la création de réservoirs tampons destinés aux villes avoisinantes et aux agriculteurs. Une fois ces besoins satisfaits, si l'on pouvait faire tourner Saint-Chamas à 100% de ses capacités, cela laisserait encore un grand volume d'eau disponible", qui pourrait être troqué avec des pays en manque d'eau contre d'autres matières premières, dont du pétrole.

Selon Marianne, le projet d'une coût évalué à "300 millions d'euros", prévoirait ainsi de faire partir quotidiennement "19 tankers de 200.000 mètres cubes de Fos-sur-Mer" et "48 tankers de 80.000 mètres cubes du port de Lavéra", près de Marseille.

Le 11 octobre 2022, le ministre de la Transition écologique, Christophe Béchu, est interrogé à l'Assemblée nationale (lien archivé ici) sur ce projet. Il confirme les rencontres, mais affirme : "Ce projet n'a pas franchi la barrière des conseillers ; nous ne l'envisageons en aucune manière". 

L'histoire est relancée par le sénateur (LR) de la Côte d'Or Alain Houpert  (lien archivé ici). Ce radiologue de formation a été suspendu en novembre 2022 par l'Ordre des médecins, pour "fautes déontologiques", après avoir notamment défendu un traitement à base de miel, de vitamine D et d'hydroxychloroquine contre le Covid-19. Il a fait appel de sa suspension (lien archivé ici)

Invité le 12 avril 2023 dans une émission de l'animateur de Sud Radio André Bercoff  (lien archivé ici), le sénateur évoque de nouveau l'article de Marianne. Tout en assurant "ne pas [être, NDLR] dans le secret des dieux" sur l'état du projet, il déclare : "quelque chose qui est détaillé veut dire que tout a été étudié et il y a certainement eu déjà des envois". "[On évoque, NDLR] 4 milliards de mètres cubes, et cette ressource qui est visée ne peut fournir que 800 millions de mètres cubes. Donc on va aller la chercher où? Dans les nappes phréatiques", dit-il.

Mais le gouvernement, plusieurs responsables du dossier et des acteurs locaux indépendants ont tous affirmé que cette idée n'avait reçu aucun feu vert et qu'aucune infrastructure ne permet pour le moment de récupérer sortant de Saint-Chamas. 

"Ce que dit Alain Houpert est faux. Le gouvernement ne soutient pas ce projet de troc d'eau et d'hydrocarbures et n'y a jamais accordé de soutien. Les conseillers ministériels reçoivent tous les porteurs de projet qui en font la demande. Cela ne signifie pas que le gouvernement soutient tous les projets après instruction", a affirmé le ministère de la Transition énergétique, interrogé par l'AFP le 26 avril.

"EDF ne fait pas et n’a jamais envisagé de faire du troc d’eau. L’eau n’appartient pas à EDF et donc dans ce cadre-là, ce n’est pas une question que nous avons intégrée dans le projet" de valorisation des eaux menée dans le cadre du comité stratégique de l’étang de Berre, a déclaré le 28 avril à l'AFP Pascale Sautel (lien archivé ici), directrice Concessions d'EDF Hydro Méditerranée, affirmant qu'un tel projet n'était pas une option même dans l'éventualité de la construction d'un canal de dérivation des eaux turbinées.

"C’est une totale aberration. Effectivement des individus essaient de promouvoir cette idée, essaient de monter quelque chose mais jusqu’à présent il y a toujours eu une fin de non-recevoir. Moi ces gens-là je les ai eus au téléphone et ce n’est jamais allé plus loin qu’une simple discussion téléphonique. Je refuse de recevoir ces gens-là", a déclaré le 27 avril à l'AFP le maire de Saint-Chamas Didier Khelfa. "L’Etat par le biais du ministre de la Transition écologique avait déjà fait une réponse [à l'Assemblée nationale, NDLR] dans laquelle il rappelait qu’il était hors de question qu’un bien commun, comme l’eau soit vendu, surtout pas à l’étranger".

"Aucun tanker n'est chargé en eau douce depuis le port de Fos Marseille et le port n'a pas connaissance d'un tel projet", a également indiqué à l'AFP le service de presse du port de Marseille Fos le 27 avril (lien archivé ici).

Pas d'infrastructure permettant de récupérer les eaux de Saint-Chamas

"Actuellement, il n'y a aucun dispositif qui permette de récupérer l'eau turbinée dans l'étang de Berre", souligne Raphaël Grisel (lien archivé ici), directeur du Groupement d'intérêt public pour la réhabilitation de l'étang de Berre (Gipreb, lien archivé ici).

"Vendre l'eau douce de la Durance une fois qu'elle aurait turbinée dans l'étang de Berre implique de pouvoir la récupérer. Pour être sur l'étang de Berre tous les jours, je peux vous garantir qu'il n'y a rien en aval de la centrale hydroélectrique qui permette de récupérer cette eau. Après avoir été turbinée, cette eau est directement mélangée aux eaux salées de l'étang de Berre", a-t-il indiqué à l'AFP le 27 avril.

A l'heure actuelle, "il est techniquement impossible" d'acheminer de l'eau douce de la centrale de Saint-Chamas au port de Fos-sur-Mer, a confirmé le port de Marseille Fos. 

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Photo prise le 5 août 2003 de la centrale hydroélectrique de Saint-Chamas

BORIS HORVAT / AFP

 

"Il est arrivé une fois qu'à partir de Fos ou de Martigues, on expédie de l'eau à Barcelone par supertanker, mais ce n'est pas une activité actuelle", a également déclaré le 26 avril à l'AFP René Benedetto, président de l'association l'Etang Nouveau (lien archivé ici), qui milite pour la réhabilitation de l'étang de Berre et de la Durance et pour qui "la seule destination acceptable de l'eau, qu'on ne doit plus jeter dans l'étang de Berre pour en finir avec ce gaspillage, c'est de la donner là où on en a besoin dans la région."

En 2008, de l'eau avait été expédiée par bateaux depuis Marseille vers Barcelone qui souffrait de pénuries, comme le relate cet article (lien archivé ici).  Cette eau ne provenait pas de la centrale de Saint-Chamas, mais du canal de Marseille et du canal de Provence et les quantités transportées étaient limitées, totalisant 165.000 mètres cubes sur trois semaines. Auparavant de telles opérations de solidarité ponctuelles avaient eu lieu en direction de la Sardaigne ou de Tarragone (Espagne).

L'étang de Berre, un écosystème perturbé par l'eau douce

D'une superficie de 15.500 hectares, l'étang de Berre, une des plus grandes lagunes méditerranéennes d'Europe, a été pollué pendant des décennies par les industries présentes sur son pourtour, notamment pétrochimiques. Cette pollution industrielle a  cessé, mais l'écosystème de l'étang est toujours perturbé par les rejets d'eau douce de la centrale hydroélectrique de Saint-Chamas, explique un rapport de la mission d'information parlementaire sur la réhabilitation de l'étang publié en 2020 (lien archivé ici).

"Dans le cadre de l’équipement du territoire en unités de production hydroélectrique, un canal de dérivation d’une partie des eaux de la Durance a été créé au début des années 1960, conduisant à rejeter d’importantes quantités d’eau douce et de limons dans l’étang de Berre à la sortie de la centrale hydroélectrique de Saint-Chamas. Ces apports massifs ont profondément modifié l’écologie de l’étang en changeant la salinité de ses eaux, en augmentant leur vitesse de renouvellement, en accroissant leur turbidité et en rendant le milieu très instable, compte tenu de ces apports à la fois massifs et erratiques dans le temps", détaille le rapport.

En 2006, après une condamnation par la justice européenne, les rejets d'eau de le centrale de Saint-Chamas dans l'étang de Berre ont été limités à 1,2 milliard de mètres cubes par an, alors qu'ils étaient à l'origine de 3,3 milliards de mètres cubes. Depuis, la centrale de Saint-Chamas, ainsi que celle de Salon-de-Provence, ne fonctionnent qu'à 30% de leur potentiel et, dans les faits, les rejets moyens annuels sont de 954 millions de mètres cubes, précise le rapport.

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L'étang de Berre, plus grande lagune méditerranéenne de France

CLEMENT MAHOUDEAU / AFP

 

Le 11 octobre 2022 devant l'Assemblé nationale, le ministre de la Transition écologique, Christophe Béchu, a expliqué que le gouvernement était face à "trois options" pour améliorer l'écosystème de l'étang : "soit continuer à diminuer la production hydroélectrique, soit acheminer de l’eau salée pour diluer l’eau potable, soit réutiliser l’eau potable [...]. L’eau pourrait être réutilisée dans l’écosystème de la plaine de la Crau ; elle pourrait également réalimenter l’usine hydroélectrique grâce à un circuit fermé comme il en existe dans certains endroits, pour soutenir une forme d’énergie renouvelable".

"Il est évident que le fait de relâcher 600, 700, 800 millions de mètres cubes d’eau douce dans l’étang de Berre, outre les conséquences que cela entraîne pour la salinisation de l’étang, nous amène aussi à nous poser la question de savoir si cette eau ne pourrait pas être récupérée pour des usages agricoles, par exemple pourrait alimenter la Crau voire éventuellement la Camargue, pour pouvoir répondre éventuellement à des besoins industriels et puis pour permettre le cas échéant même de transporter cette eau qui est rejetée dans le milieu marin pour d’autres usages", a précisé à l'AFP le 20 avril le préfet de la région PACA, Christophe Mirmand.

Un projet de la sorte, qui nécessiterait la construction de canaux de dérivation en aval de la centrale dont le coût pourrait s'élever à plusieurs centaines de millions d'euros, "fait l’objet d’une première série d’études, en lien avec l’EDF, les collectivités territoriales et l’Etat, mais il est encore beaucoup trop tôt pour le qualifier de projet susceptible de passer au stade opérationnel", a-t-il ajouté.

L'eau, ressource de plus en plus précieuse en Provence et ailleurs

Après une sécheresse intense en 2022, l'année 2023 se présente mieux pour l'alimentation en eau de la Provence, comme l'explique l'AFP dans cet article (lien archivé ici). Mais avec le changement climatique, la ressource devrait diminuer de 15% d'ici à 2050 dans tout le bassin de la Durance, qui alimente en eau potable trois millions de personnes (dont les métropoles marseillaise et toulonnaise), sert à irriguer 100.000 hectares de terres agricoles et à faire tourner des industries comme la micro-électronique près d'Aix-en-Provence ou la pétrochimie près de Marseille.

Plus largement en France, le spectre d'une sécheresse estivale se renforce cette année. Mi-avril, 75% des nappes phréatiques étaient à  des niveaux bas voire très bas et une cinquantaine de départements pourraient connaître une situation pire que l'été dernier, selon les chiffres du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) cités dans cet article de l'AFP (lien archivé ici).

Seules les nappes de la Bretagne à la Nouvelle-Aquitaine ont bénéficié d'épisodes conséquents de recharge. Mais plusieurs autres, en Champagne, dans le couloir Rhône-Saône, le Roussillon ou en Provence/Côte d'Azur, affichent toujours des niveaux inquiétants.

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Les nappes phréatiques sous les normales

AFP

 

Actuellement, une quarantaine de départements métropolitains sont en vigilance, dont une quinzaine en alerte sécheresse (les Bouches-du-Rhône sont déjà en partie au niveau rouge, le pire, interdisant les prélèvements agricoles), selon le ministère de la Transition écologique (lien archivé ici).

Afin de mieux préparer la France aux sécheresse causées par le réchauffement climatique, Emmanuel Macron a annoncé le 31 mars un "plan de sobriété" sur l'eau pour tous les secteurs économiques et les particuliers, tout en ménageant les agriculteurs. Il est décliné en 53 mesures (lien archivé ici).

Pour les efforts à mener, le président a cité "l'énergie, l'industrie, le tourisme, les loisirs" mais les particuliers seront également priés de limiter leur consommation, à l'aide d'un "EcoWatt de l'eau" sur le modèle de l'instrument mis en place pour réduire la consommation d'électricité. Les "premiers mètres cubes" seront "facturés à un prix modeste, proche du prix coûtant", mais "au-delà d'un certain niveau, le prix du mètre cube sera plus élevé", a-t-il annoncé (lien archivé ici).

 

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Ce fact-check a été également publié par Factuel - AFP : La France échange de l'eau contre du pétrole ? C'est faux.

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