Les raccourcis d'Emmanuel Macron autour de la mise en examen d'Eric Dupond-Moretti


Les raccourcis d'Emmanuel Macron autour de la mise en examen d'Eric Dupond-Moretti

Publié le lundi 21 mars 2022 à 18:09

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Emmanuel Macron et Eric Dupond-Moretti le 18 novembre 2021

(POOL / STEPHANE MAHE)

Auteur(s)

Jérémy Tordjman, AFP France

Défendant le maintien en poste de son garde des Sceaux, soupçonné de "prise illégale d'intérêts", Emmanuel Macron a assuré que la règle selon laquelle un ministre mis en examen devait démissionner n'avait plus de raison d'être depuis une loi de 2013 et a déploré que cette enquête soit examinée par une juridiction où les syndicats de magistrats siègeraient "eux-mêmes". Cette double affirmation est sujette à caution : la règle non-écrite évoquée par le chef de l'Etat reste centrale encore aujourd'hui et a été réaffirmée par l'exécutif lui-même. L'éventuelle syndicalisation des magistrats chargés de l'enquête sur Eric Dupond-Moretti n'est par ailleurs connue que des organisations professionnelles elles-mêmes.

L'échange, noyé au milieu de la longue présentation par Emmanuel Macron de son programme, est passé inaperçu. Le 17 mars, en réponse à la question d'un journaliste sur l'exemplarité de son premier mandat, Emmanuel Macron a pris la défense de son garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, mis en examen depuis juillet 2021 pour de possibles conflits d'intérêts entre des décisions prises en tant que ministre et ses activités passées d'avocat.

Le chef de l'Etat et candidat à sa réélection a d'abord justifié le maintien en poste de son ministre en assurant que la règle selon laquelle un membre du gouvernement mis en examen devait démissionner n'avait plus de raison d'être depuis la fin des instructions de la Chancellerie dans des dossiers individuels. Il a également assuré que les syndicats de magistrats qui sont à l'origine de cette procédure siégeaient "eux-mêmes" au sein de la juridiction chargée d'instruire le dossier, en l'occurrence la Cour de justice de la République (CJR).

"La jurisprudence qui voulait que les ministres mis en examen quittent la table du Conseil des ministres valait dans un temps où il y avait des décisions individuelles et des instructions individuelles sur les dossiers. L'usage est tombé, la loi l'a interdit", a d'abord déclaré M. Macron, tout en notant que des membres de son gouvernement visés par des enquêtes avaient quitté leur poste "parfois avant d'être (...) mis en examen".

S'agissant spécifiquement de M. Dupond-Moretti, "quand des syndicats de magistrats décident de lancer une procédure contre un garde des Sceaux et le font dans une instance où ils siègent eux-mêmes, je considère que je ne rendrais pas service à la démocratie en cédant à ce que je ne considère pas comme un fonctionnement satisfaisant", a-t-il ensuite ajouté.

Cette double affirmation est sujette à caution: la règle non-écrite conduisant à la démission d'un ministre mis en examen a continué à faire autorité après la suppression en 2013 des instructions de la Chancellerie dans des dossiers individuels et M. Macron en avait lui-même réaffirmé la valeur, notamment pendant sa campagne en 2017.

Il est par ailleurs difficile d'affirmer que des magistrats siégeant à la CJR seraient syndiqués, ces informations étant confidentielles et n'étant connues que des organisations elles-mêmes, indiquent à l'AFP les deux principaux syndicats de la profession.

Une règle défendue par l'exécutif lui-même

Selon le candidat, la règle conduisant à la démission d'un ministre mis en examen n'aurait donc plus de raison d'être depuis qu'a été explicitement bannie la possibilité pour la Chancellerie d'adresser à des procureurs des instructions dans des dossiers individuels.

C'est la loi du 25 juillet 2013 qui a posé cet interdit afin de garantir "les citoyens contre toute ingérence de l’exécutif dans le déroulement des procédures pénales" et "ne plus laisser place au soupçon de pressions partisanes", exposait alors la garde des Sceaux, Christiane Taubira, dans un communiqué.

Cette disposition a-t-elle pour autant scellé la fin de cette règle qui a été pour la première fois appliquée à Bernard Tapie quand il était ministre de la Ville en mai 1992 et qui n'a jamais été formalisée dans un texte ?

"Ce lien entre l’absence d’instruction individuelle et la démission en cas de mise en examen est un peu artificiel", déclare à l'AFP Bertrand Mathieu, professeur de droit constitutionnel à l'Université Paris 1 la Sorbonne et auteur d'un article très détaillé sur la genèse et l'application fluctuante de cette règle.

Dans les faits, même après 2013, cette règle a continué à servir de référence dès qu'un ministre a été mis en cause par la justice, conduisant parfois à sa démission avant toute mise en examen. Pendant le mandat de François Hollande, Yamina Benguigui, ministre de la Francophonie, a ainsi démissionné fin mars 2014 après des soupçons d'omissions dans ses déclarations de patrimoine et d'intérêts, tout comme Kader Arif, secrétaire d'Etat aux Anciens combattants, en novembre de la même année avant même qu'une information judiciaire soit ouverte.

L'exécutif actuel et M. Macron lui-même ont, par ailleurs, plusieurs fois réaffirmé la centralité de cette règle, sans jamais suggérer qu'elle avait été affaiblie par la suppression des instructions dans les dossiers individuels.

En mars 2017, en pleine affaire Fillon, Emmanuel Macron, alors candidat à la présidentielle, assure ainsi qu'il renoncerait à briguer l'Elysée s'il était mis en examen "de la même façon, que dans le principe, un ministre doit quitter le gouvernement s'il est mis examen".

Le 2 juin 2017, le Premier ministre Edouard Philippe est tout aussi catégorique. "Lorsqu'un ministre est mis en examen, il convient qu'il démissionne immédiatement avec une petite exception que je me permets d'indiquer, ce sont les mises en examen résultant de plaintes en diffamation", qui sont automatiques en droit français, rappelle-t-il.

Deux ans plus tard, c'est Gérald Darmanin qui réaffirme, en creux, la pertinence de cette règle en s'exprimant sur le cas de Richard Ferrand, qui a été mis en examen dans l'affaire des Mutuelles de Bretagne mais refuse de démissionner de son poste de président de l'Assemblée nationale.

"Pourquoi vous démissionnez quand vous êtes mis en examen au gouvernement ? Parce que vous êtes le collègue du ministre de la Justice, celle qui travaille avec les magistrats. Quand vous n'êtes pas membre du gouvernement, il n'y a aucune raison de partir", argue M. Darmanin, alors ministre des Comptes publics, le 15 septembre 2019 sur France 3 Nord Pas-de-Calais.

Dans la pratique, ainsi que le rappelle M. Macron, cette règle a conduit, pendant son mandat, des membres du gouvernement à quitter leurs fonctions dès qu'une enquête avait été ouverte et avant même qu'une mise en examen soit prononcée par un juge d'instruction. Ce sera notamment le cas en juin 2017 des ministres Modem François Bayrou, Marielle de Sarnez et Sylvie Goulard en raison des investigations sur les assistants des eurodéputés centristes.

La règle n'était toutefois pas gravée dans le marbre : Gérald Darmanin est ainsi resté en poste tout étant visé par une enquête pour viol dans laquelle il n'a pas été mis en examen.

"De la démission +forcée+ à la suite d’une condamnation pénale, on est passé à celle faisant suite à une mise en examen. Puis l’exigence de démission, alors qu’une simple information judiciaire est ouverte, sans devenir la règle, s’impose dans le débat public", notait Bertrand Mathieu dans son article paru en juillet 2021, sur le site du Club des juristes.

Jointe par l'AFP, un membre de l'équipe de campagne d'Emmanuel Macron précise que les démissions de ministres décidées sous son mandat concernaient des faits qui "avaient eu lieu avant leur nomination au gouvernement", ce qui dans les faits exclut le cas du garde des Sceaux.

Des magistrats syndiqués à la CJR ?

Détaillant ses réserves sur l'enquête visant le garde des Sceaux, le candidat Macron a donc également laissé entendre le 17 mars que des représentants des syndicats de magistrats siégeraient "eux-mêmes" dans la juridiction chargée des investigations.

Un petit rappel sur les faits s'impose. L'affaire a été lancée mi-décembre 2020 par une plainte sans précédent des principaux syndicats de magistrats accusant le garde des Sceaux d'avoir, dans deux dossiers, profité de sa fonction pour régler des comptes avec des magistrats avec lesquels il avait eu maille à partir quand il était avocat.

Ils lui reprochaient d'avoir diligenté une enquête administrative contre des magistrats financiers qui avaient supervisé des investigations en marge de "l'affaire des écoutes" au cours desquelles avaient été épluchées des fadettes de plusieurs avocats, dont celles d'Eric Dupond-Moretti.

La plainte pointait également du doigt des poursuites administratives diligentées contre un ancien juge d'instruction détaché à Monaco, Edouard Levrault, qui avait mis en examen un de ses ex-clients et dont il avait critiqué les méthodes de "cow-boy".

Petit rappel également sur la procédure: la plainte a été déposée devant la CJR, la seule juridiction habilitée à poursuivre et juger des membres du gouvernement pour des faits commis dans l'exercice de leurs fonctions. La formation de jugement comprend 12 parlementaires et 3 juges professionnels tandis que celle de l'instruction réunit trois magistrats de la Cour de cassation.

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Un premier filtrage est d'abord exercé par la commission des requêtes qui, si elle estime la plainte recevable et fondée, transmet la procédure à la commission d'instruction de la CJR qui instruit alors le dossier. C'est cette dernière qui a ouvert une information judiciaire contre le garde des Sceaux et l'a mis en examen pour prise illégale d'intérêts.

Les syndicats de magistrats siègent-ils "eux-mêmes" dans une de ces instances comme le suggère le candidat Macron?

En tant qu'organisation, la réponse est négative: si les syndicats sont notamment représentés au Conseil supérieur de la magistrature ou à la Commission d'avancement des magistrats mais ne siègent pas ès-qualités à la CJR.

2022032118-f70fddc5eecfbc79f615e648cf4c6d53.jpegEric Dupond-Moretti à la sortie de la Cour de justice de la République le 16 juillet 2020, jour de sa mise en examen. ( AFP / GEOFFROY VAN DER HASSELT)

Il n'est par ailleurs pas possible de dire si certains des magistrats de la CJR sont syndiqués : cette information est confidentielle et n'est connue que par les organisations elles-mêmes, ont indiqué à l'AFP les deux principaux syndicats de la profession, l'Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire et apolitique) et le Syndicat de la magistrature (SM, classé à gauche).

"A moins que des magistrats occupent des fonctions de représentation au sein des syndicats, nous sommes les seuls à connaître leur éventuelle affiliation", affirme le secrétaire général adjoint de l'USM, Ludovic Friat.

"Ce genre d'informations n'est pas dans le domaine public: personne ne sait qui est syndiqué. On ne sait même pas qui sont les syndiqués des autres organisations", ajoute son homologue du SM, Kim Reuflet.

Ces deux organisations récusent par ailleurs qu'une éventuelle affiliation syndicale ou politique remette en cause leur impartialité. "Si on entre sur ce terrain, le risque, c'est que, dès qu'un magistrat s'occupera d'un dossier un peu chaud, on aille chercher dans son passé pour voir s’il n’a pas été syndicaliste ou s’il n’a pas adhéré à telle ou telle association", observe M. Friat.

Par le passé, le syndicalisme dans la magistrature a parfois fait grincer quelques dents en France au point que certains parlementaires aient proposé de l'interdire en 2014. Mais l'affaire Dupond-Moretti a ouvert une ère sans précédent de tensions entre un ministre de la Justice et la haute magistrature : c'est la première fois que les organisations professionnelles ont ciblé un garde des Sceaux dont la nomination au gouvernement avait été qualifiée de "déclaration de guerre".

"On est dans un double conflit d’intérêts, estime le professeur de droit Bertrand Mathieu: celui du ministre qui peut engager des poursuites administratives contre des magistrats auxquels il a eu affaire en tant qu'avocat mais on est aussi dans un conflit d’intérêt en ce que les magistrats engagent des poursuites contre leur ministre".

Du côté de l'équipe de campagne de M. Macron, on assure que "le point ne porte pas sur le fait que les magistrats de la Cour de justice de la République qui instruisent le dossier d'Eric Dupond-Moretti soient syndiqués ou non". "La liberté syndicale est un droit. Ces magistrats instructeurs pourraient très bien être adhérents à ces mêmes syndicats sans avoir à le déclarer", assure un membre de son équipe.

Selon lui, le noeud du problème tient en réalité au fait que cette procédure soit "actuellement instruite par des magistrats", et ait été "lancée par des syndicats de magistrats contre leur ministre pour des faits relevant de son activité ministérielle".

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