Non, l'Etat n'a pas annoncé qu'il allait "prélever 500 euros sur l'épargne d'un Français sur dix pour l'Ukraine"


Non, l'Etat n'a pas annoncé qu'il allait "prélever 500 euros sur l'épargne d'un Français sur dix pour l'Ukraine"

Publié le lundi 11 mars 2024 à 08:53

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Claire-Line NASS / AFP France

Le soutien des pays européens à l'Ukraine est toujours au coeur des débats géopolitiques plus de deux ans après le début de l'invasion militaire russe. Dans ce contexte, des internautes affirment sur les réseaux sociaux que l'Etat français s'apprêterait à retirer "500 euros" des comptes épargne "d'un Français sur dix" pour aider l'Ukraine. Mais ces propos extrapolent de façon trompeuse le message d'une tribune publiée dans Le Monde fin janvier, qui proposait la création d'un "livret d'épargne pour l'Ukraine". Non seulement, l'Etat n'a rien annoncé de tel mais ce serait de toute façon illégal en l'état actuel des lois, comme l'ont expliqué cinq spécialistes d'économie et de droit bancaire ainsi que la Fédération bancaire française à l'AFP. Depuis plusieurs mois, la désinformation pro-russe à destination des publics occidentaux cherche à saper le soutien occidental à Kiev.

"Il se peut que dans les jours ou semaines à venir, tu vas sur ton compte en banque et tu vois un bon gros prélèvement 'moins 500 euros', et le (...) nom du prélèvement c'est 'aide à l'Ukraine' ou 'République française'. Eh oui, l'Etat a annoncé qu'ils allaient retirer potentiellement 500 euros à un Français sur dix, 40 millions d'actifs et de retraités concernés", assure un homme dans une vidéo TikTok vue près d'un million de fois depuis le 8 février, capture d'écran d'une émission de LCI à l'appui. 

"Alerte ! l'état va retirer 500 € aux francais [sic] pour aider l'ukraine [sic]", prétend aussi la légende d'une vidéo partagée sur YouTube, qui reprend presque mot pour mot les propos diffusés dans la vidéo TikTok.

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Capture d'écran d'une vidéo YouTube prise le 07/03/2024

 

Mais c'est trompeur : ces propos relèvent d'une mauvaise interprétation d'une tribune diffusée fin janvier, dans laquelle un groupe de personnalités proposait l'idée d'un livret d'épargne pour l'Ukraine, reposant sur le volontariat et non celle d'un prélèvement arbitraire et obligatoire de l'Etat dans des comptes épargne déjà existants, comme l'ont expliqué cinq professeurs d'économie et de droit ainsi que la Fédération bancaire française à l'AFP.

D'autres internautes s'étaient déjà insurgés dès fin janvier à propos de la tribune - dont Florian Philippot, candidat aux élections européennes pour son parti, les Patriotes, dans une publication partagée plus de 2.000 fois sur X.

Il y assurait que "l'Etat profond veut utiliser l'épargne des Français pour financer l'Ukraine de #Zelensky, c'est à dire la guerre de l'OTAN", reprenant la notion d'"Etat profond", rhétorique utilisée notamment par les adeptes du mouvement conspirationniste d'extrême-droite QAnon pour désigner prétendu un pouvoir secret qui dirigerait les plus grandes instances mondiales de manière officieuse.

Depuis plusieurs mois, les campagnes de désinformation pro-russe à destination des publics occidentaux cherchent à saper le soutien occidental à Kiev, crucial dans sa lutte contre la Russie, en cherchant à influencer l'opinion publique. Cette démarche est détaillée dans plusieurs articles (lien archivé ici) de l'AFP.

Une tribune appelant l'Europe à se mobiliser pour l'Ukraine

Les propos infondés diffusés dans les vidéos extrapolent en réalité une idée suggérée dans une tribune (archivée ici) publiée le 31 janvier dans le Monde par "un collectif de personnalités" et des membres d'une association appelée "Pour l'Ukraine, pour leur liberté et la nôtre !", qui appelle les pays d'Europe a soutenir l'Ukraine.

Cette dernière indique notamment que "plusieurs sources, bancaires ou fiscales, pourraient être exploitées pour couvrir les dépenses d'armement, comme l'indique le rapport d'information sur l'économie de guerre de la commission des finances de l'Assemblée nationale présenté en novembre 2023", et propose qu'une "autre piste, plus mobilisatrice, serait de faire appel à l'épargne des Français. Afin d'éviter une hausse de l'endettement public extérieur, pourrait être lancé un emprunt national et créé un 'Livret d'aide à l'Ukraine' (sur le mode du Livret de développement durable). Cela permettrait à nos concitoyens de s'impliquer dans le soutien à la démocratie ukrainienne".

A la suite de la publication de cette tribune, la chaîne LCI y a consacré une partie de l'émission "24h Pujadas" du 5 février.

Les journalistes de l'émission ont présenté une estimation, théorique, pour tenter d'imaginer combien de personnes devraient participer afin de pouvoir donner la somme, encore une fois théorique, de deux milliards d'euros à l'Ukraine. 

"C'est un exercice de pure fiction", soulignait d'ailleurs David Pujadas, le présentateur de l'émission.

"On a fait un rapide calcul, s'il faut trouver deux milliards d'euros en plus et que l'on considère qu'il y a 40 millions d'actifs et de retraités en France, si un sur dix d'entre eux donnait (...), cela représenterait 500 euros par personne. Alors qui serait prêt à prêter 500 euros pour l'Ukraine ? Eh bien voilà en somme la question qui est posée par cette tribune", détaillait la journaliste Justine Frayssinet.

C'est une capture d'écran des chiffres de cette estimation affichés pendant l'émission qui a été reprise dans les vidéos trompeuses virales. 

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Capture d'écran de l'émission "24h Pujadas" du 5 février 2024, prise le 5 mars 2024

 

Mais ces derniers ne font ainsi référence qu'à une situation imaginaire inspirée par la tribune, et non à une annonce gouvernementale comme le prétendent les publications.

Par ailleurs, les intervenants de l'émission ne mentionnent pas de "ponction" du gouvernement sur des comptes de Français déterminés arbitrairement, mais plutôt des choix de placements volontaires de la part de personnes qui souhaiteraient participer aux dépenses de guerres de l'Ukraine via un livret dédié.

Des prélèvement arbitraires qui seraient illégaux

"C'est une interprétation biaisée et mal intentionnée qui vient d'une proposition faite par une série de personnes" dans la tribune, résume Eric Dor, économiste et directeur des études économiques de l'IESEG School of Management à Paris et Lille, auprès de l'AFP le 6 mars.

Quant bien même l'Etat déciderait d'investissements pour l'Ukraine, "on ne pourrait pas procéder de cette manière qui irait à l'encontre du principe juridique de l'égalité des citoyens, et qui s'apparenterait à une tentative de spoliation", développe-t-il.

"Nous sommes dans un état de droit, donc l'Etat ne peut pas faire ce qui est décrit [dans les vidéos] sans passer devant le Parlement. Et même si l'Etat voulait le faire, les banques refuseraient très certainement de s'exécuter", confirme Pascal Quiry, professeur de finance à HEC, le 5 mars auprès de l'AFP.

Les comptes d'épargne "reposent comme pour tout compte sur la propriété des clients. Donc les comptes sont protégés par les règles majeures (nationales et internationales) qui protègent la propriété", rappelle aussi Hervé Causse, professeur de droit commercial et bancaire à l'université de Clermont Auvergne, le 7 mars auprès de l'AFP.

"A aucun moment l'Etat ne peut venir ponctionner une somme d'argent sur les comptes épargne des Français. Il ne pourrait pas non plus sur les comptes courants. Les personnes qui véhiculent, partagent ce type de propos, diffusent de la désinformation", déplore aussi la Fédération bancaire française (FBF) le 4 mars à l'AFP.

Comme le souligne aussi la FBF, l'article 17 de la Déclaration du 26 août 1789 des droits de l'Homme et du citoyen dispose en effet que "la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité".

Si un tel prélèvement arbitraire par l'Etat sur des comptes d'épargne ne serait donc pas légal, le gouvernement pourrait néanmoins en théorie demander au Parlement de de mettre en place un impôt dédié, visant les personnes possédant de l'épargne et dont les recettes seraient utilisées pour l'armement ou l'aide à l'Ukraine. Une idée qui serait dans théoriquement possible, mais complexe et hautement improbable en réalité, selon les spécialistes interrogés par l'AFP.

Selon Thierry Bonneau, professeur agrégé des Universités, spécialiste de droit bancaire et financier interrogé le 4 mars par l'AFP, "cette solution semble compliquée au regard du principe d'égalité face à ce prélèvement : pourquoi défavoriser des personnes qui auraient placé leur épargne dans des livrets, par rapport à des personnes qui ont plutôt investi ailleurs comme dans l'immobilier par exemple ? Il serait plus simple de mettre en place un impôt exceptionnel, un peu sur le modèle de l'impôt sécheresse décidé en 1976". 

Par ailleurs, "l'impôt suppose également une loi - et non un décret du gouvernement, et donc un projet de loi saisissant le Parlement, et donc un contrôle de constitutionnalité", ajoute Hervé Causse.

Et même dans ce cas, il ne s'agirait aucunement de prélèvements arbitraires effectués du jour au lendemain sans autorisation sur les comptes de certains Français.

L'idée d'un livret d'épargne pour l'Ukraine

Ce qui est suggéré dans la tribune est la mise en place d'un nouveau livret d'épargne spécifique, sur le principe du "Livret de développement durable" ou LDD (lien archivé ici), dont les fonds seraient dédiés à l'aide à l'Ukraine. 

Le LDD fait partie, comme le livret A, des livrets d'épargne bancaire réglementés, dont les "conditions de fonctionnement et de rémunération sont fixées par les pouvoirs publiques", comme indiqué sur le site de la Banque de France.

Il s'agit de "comptes sur lesquels on met des fonds pour une utilisation affectée, dont l'ouverture repose sur la volonté de l'épargnant", précise Thierry Bonneau.

Le livret A doit par exemple servir à financer "le logement social et l'aménagement urbain". Fin 2024, une disposition du budget 2024, qui proposait qu'une partie des recettes du livret A puisse financer le budget de la Défense avait ainsi été retoquée par le Conseil constitutionnel, comme détaillé dans cette dépêche de l'AFP (archivée ici).

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Une photo d'illustration du livret A, prise le 24 août 2015 à Lille

AFP

 

"Tout livret n'est qu'un compte de dépôt avec des clauses spéciales et des avantages (légaux ou contractuels) spéciaux. La première spécificité était que le compte était fixé, écrit, tenu, au moyen d'un livret (un carnet de feuilles)", détaille Hervé Causse, qui note aussi que "parmi les principes de tous ces comptes d'épargne, figure l'obligation de restitution de la banque des sommes déposées, à une échéance fixe ou libre", ce qui signifie que les fonds déposés sont "garantis" pour l'épargnant - et ne peuvent donc pas être arbitrairement prélevés soudainement.

"Ce sont des produits d'épargne façonnés par l'Etat. Il en existe d'autres, créés par les banques elles-mêmes", décrit Yamina Tadjeddine, professeure de sciences économiques à l'Université de Lorraine et directrice adjointe du Bureau d'Economie Théorique et Appliquée (BETA), auprès de l'AFP le 5 mars.

Théoriquement, une banque pourrait donc aussi décider de proposer un livret d'épargne dédié à des projets liés à l'Ukraine, mais l'argent épargné ne serait en aucun cas "prélevé par l'Etat".

Ce dernier ne pourrait pas non plus utiliser de l'argent d'ores et déjà épargné sur des livrets existants pour le placer arbitrairement sur un nouveau livret dédié au financement de l'Ukraine : "pour créer un nouveau type d'épargne réglementée, il faudrait un projet de loi, et une validation législative", souligne Thierry Bonneau. 

"Créer un produit d'épargne réglementé est complexe et ne se fait pas en quelques jours (...) Il faut une loi qui détermine qui peut ouvrir ce type de livret et encadre l'utilisation des fonds", abonde aussi Yamina Tadjeddine, soulignant aussi qu'"il n'est pas possible pour l'Etat de modifier cela pour un livret existant à lui seul, si cela devrait arriver, les changements devraient passer par le Parlement, c'est un processus encadré démocratiquement".

Si une proposition de loi a été déposée en février par des sénateurs pour proposer la création de livrets d'épargne dont les fonds seraient dédiés à la défense ou l'aide à l'Ukraine, elle n'a pour l'heure pas été approuvée, comme relaté dans cet article de BFM (archivé ici).

Des dons plutôt que des investissements

Le 1er mars, le ministre de l'Economie Bruno Le Maire avait déclaré dans une interview sur Franceinfo que la France et l'Union européenne allaient "livrer une guerre économique et financière totale à la Russie", dans l’objectif assumé de "provoquer l’effondrement de l'économie russe", faisant référence aux sanctions économiques occidentales imposées en réponse à l'invasion de l'Ukraine par la Russie.

Il est plus tard revenu sur le vocabulaire belliqueux employé, indiquant que "le terme de 'guerre' utilisé (...) était inapproprié et ne correspond pas à notre stratégie de désescalade (...) Nous ne sommes pas en conflit contre le peuple russe", comme rapporté dans cet article du Monde. 

L'idée de "guerre économique" était utilisé principalement lors des guerres mondiales, quand la France était de fait directement en guerre contre d'autres pays.

"Pour financer les dépenses de guerre, alors que l'accès à l'emprunt sur les marchés internationaux était difficile, la France a en effet émis des 'emprunts nationaux' en 1915, 1916, 1917 et 1918 pour collecter de l'épargne de ses citoyens, sur base volontaire. Mais les conditions étaient bien différentes de maintenant, où la France peut emprunter sans problème sur les marchés internationaux", illustre Eric Dor. 

Ce concept ne présente plus tout à fait le même sens aujourd'hui, où de telles mentions dans des déclarations portent plutôt une valeur symbolique, détaillent ainsi des chercheurs dans cet article de Franceinfo (archivé ici).

Il existe par ailleurs aujourd'hui déjà d'autres moyens de soutenir l'Ukraine pour les Français qui le souhaitent, soulignent les spécialistes interrogés par l'AFP. Depuis le début de la guerre en Ukraine, de nombreuses associations et d'ONG proposent de réaliser des dons, encadrés par la loi, pour soutenir l'Ukraine.

Retirer ses fonds serait "contre-productif"

Retirer son épargne des banques serait par ailleurs "une bêtise" et "contre-productif", estime Pascal Quiry, car "le risque que l'Etat s'en saisisse indument ou spolie est nul", or, une fois retirée, de l'épargne qui avait été placée "ne rapporte plus rien".

"Attaquer l'épargne réglementée, c'est différent d'attaquer les banques, car c'est une épargne à vocation sociale", ajoute Yamina Tadjeddine, soulignant que viser ce type d'épargne s'apparente aussi à "viser le lien social au niveau d'un pays".

Les vidéos trompeuses partagées sur les réseaux sociaux "jouent sur un contexte et politique, géopolitique, et financier instable et les émotions générées par ce contexte", analyse aussi Cécile Dolbeau-Bandin, maîtresse de conférences en sciences de l'information et en communication à l'Université de Caen, le 6 mars auprès de l'AFP. 

"Elles ne misent pas sur les faits mais sur l'émotion, et renvoient aussi vers quelque chose de 'cher' : l'épargne des Français, pendant une période d'inflation", développe-t-elle.

"Comme beaucoup de vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux et font le buzz car elles parlent d'argent, les vidéos [partagées récemment] jouent sur les peurs des personnes, ce qui explique leur viralité, alors que ce qui est dit est la plupart du temps faux", déplore aussi la FBF auprès de l'AFP.

"La  rhétorique de ce type de désinformation fait écho à des périodes historiques troubles où il a fallu participer à l'effort de guerre" et s'inscrit dans des discours de désinformation plus larges en s'appuyant "sur des ressorts qui peuvent toucher une partie des Français déjà défiants envers des 'élites', en disant dénoncer des injustices créées par le gouvernement ou les banques", conclut Cécile Dolbeau-Bandin.

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