Sur TikTok et Instagram, la mode des capteurs de glycémie pour perdre du poids, très critiquée par les diabétiques et les médecins


Sur TikTok et Instagram, la mode des capteurs de glycémie pour perdre du poids, très critiquée par les diabétiques et les médecins

Publié le jeudi 30 mars 2023 à 09:27

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(AFP / NOEL CELIS)

Auteur(s)

Julie PACOREL, AFP France

Elles l'exhibent sur la plage, en préparant des plats "healthy" ou en en pleine séance de yoga: le capteur de glycémie, un dispositif médical connecté conçu pour les personnes diabétiques, est le nouvel accessoire à la mode des influenceuses sur TikTok ou Instagram. L'objectif: mieux contrôler sa prise de poids grâce à la surveillance de sa glycémie. Mais cette "tendance" suscite la colère des personnes diabétiques, qui sont obligées de contrôler étroitement leur  glycémie. Les experts interrogés par l'AFP, quant à eux, assurent que si le port d'un capteur n'est pas dangereux en soi, il est inutile pour une personne qui n'a pas de problème de diabète. Le fait de trop focaliser sur ses courbes de glycémie peut aussi provoquer des troubles du comportement alimentaire, mettent-ils en garde.

"Connaître son taux de glucose minute par minute est essentiel", assure sur TikTok l'influenceuse "bien-être" la Biohackeuse. Dans une de ses vidéos, elle mène un test sur du pain "classique" pour voir la différence avec un pain "céto" [cétogène, faible en glucides, NDLR]  et "voir l'effet sur le glucose". Résultat: "autant vous dire que ma courbe de glucose a ex-plo-sé", assure-t-elle, tandis qu'à l'écran apparaît une courbe montant en flèche jusqu'à un "pic" à 147 mg/dl.

Une autre pasionaria des régimes cétogènes aux près de 160.000 abonnés sur TikTok vante aussi les avantages du capteur de glycémie ici en anglais: "je suis un régime cétogène depuis cinq ans (...) et je suis curieuse, je veux voir ce qui se passe, alors je vais l'essayer avec vous!", décrit-t-elle, tandis qu'un code de réduction pour une marque de capteur de glycémie apparaît à l'écran.

Une jeune femme visiblement très mince partage aussi avec ses plus de 280.000 abonnés son "obsession de tester des gadgets santé et bien-être".  Le capteur, se réjouit-t-elle, "va surveiller mon taux de glucose après chaque repas, chaque plat que je mange, et voir comment mon corps réagit, comment je suis en bonne santé!". La jeune femme se filme ensuite à la salle de sport en train de soulever de la fonte et constate avec plaisir que "l'exercice physique permet vraiment de faire baisser le sucre dans le sang".

La mode du capteur de glucose comme "gadget minceur" a été notamment popularisé par Jessie Inchauspé, une biochimiste française très populaire sur Instagram, où son compte @glucosegoddess ("déesse du glucose") compte 1,7 million d'abonnés. Contactée par l'AFP, elle n'a pas répondu à notre demande d'interview.

c4d906bfae22fec81e9bff84b90397aae70bd323-ipad.jpgCapture d'écran du compte Instagram de Jessie Inchauspé faite le 28 mars 2023

En juillet 2022, dans une interview à Marie-Claire, archivée ici, l'auteure du livre "Glucose révolution" expliquait avoir voulu se "reconnecter" à son corps après un grave accident: "Je suis allée jusqu'à San Francisco, où j'ai expérimenté pour la première fois un capteur de glycémie. Ça a été un déclic. En ordonnant ma façon de m'alimenter en tenant compte de ce pic, mon corps et mon esprit ont observé des changements positifs. De ma santé mentale à mes fringales, tout allait mieux".  

Qu'est-ce-qu'un capteur de glucose?

Les capteurs de glucose sont des dispositifs médicaux très récents, puisqu'ils ne sont apparus en France qu'en 2017. Comme l'explique la Fédération des diabétiques, ce sont des systèmes de mesure du glucose en continu.

Ils permettent de mesurer  "environ toutes les 10 secondes la concentration de glucose dans le liquide interstitiel (glucose interstitiel) et non le taux de glucose dans le sang (glucose sanguin). Au bout de 5 minutes, le système affiche la moyenne des valeurs", indique la Fédération sur son site, archivé ici.

2a94a77ed389b78af45e8850aa2e7fff8e068af9-ipad.jpgCapture d'écran du site de la Fédération française des diabétiques

Le capteur est à placer soi-même sous la peau, sur l'abdomen ou à l'arrière du bras, selon les modèles, grâce à un applicateur. On lit ensuite sur un récepteur (une application sur le smartphone par exemple) la mesure réalisée par le capteur.

Joint par l'AFP le 22 mars, le laboratoire Abbott, qui commercialise les capteurs FreeStyle Libre, vendus en France,  rappelle que c'est un  "dispositif médical destiné aux personnes vivant avec un diabète"

Pour le président de la Fédération française des diabétiques, le cardiologue Jean-François Thebaut, interviewé par l'AFP le 20 mars, ces capteurs ont été "révolutionnaire" dans la prise en charge du diabète. "Avant pour surveiller sa glycémie on n'avait que la prise de sang ou le glucomètre, ce qui signifiait piquer: pas idéal pour les enfants, pas discret, et surtout pas en permanence", explique-t-il.

Contrairement aux autres appareils de mesure, le capteur permet aussi d'anticiper une crise d'hypo ou d'hyperglycémie. "Cela a changé la vie des parents d'enfants diabétiques", qui jusqu'alors "devaient se lever la nuit pour vérifier que leur enfant n'était pas en hypoglycémie", ajoute M. Thebaut.

b3b0bdcfed534ac299a498743162b7f716a789ad-ipad.jpgCapture d'écran de Tik Tok faite le 28 mars 2023

Comment se procurer ces appareils?

En France, les capteurs de glycémie sont en général prescrits par des médecins, pour des personnes diabétiques traitées par une insulinothérapie intensifiée. 

Abbott indique à l'AFP que depuis juin 2021, le capteur FreeStyle libre 2, indiqué chez les patients atteints d’un diabète de type 1 ou de type 2 (adultes et enfants âgés d’au moins 4 ans) traités par insulinothérapie intensifiée (par pompe externe ou ≥ 3 injections par jour), est remboursé. "La HAS a publié le 18 octobre 2022 un avis positif sur une extension d’indication pour les patients diabétiques de type 2 traités par insulinothérapie non intensifiée (<3 injections par jour) dont l’équilibre est insuffisant. Nous attendons le retour des autorités de santé pour le remboursement dans cette indication", a ajouté le laboratoire.

Mais comme le rappelle aussi le laboratoire, "la règlementation de ces dispositifs autorise la vente sans ordonnance aux personnes atteintes de diabète non éligibles aux indications du remboursement, en pharmacie ou pour le capteur FSL3 ( non encore remboursé) sur le site freestylelibre.fr".

9f86881768f7f30b855447e79ab0f887f837aa8f-ipad.jpgCapture d'écran du site freestylelibre.fr

Le laboratoire commercialise aussi une version "destinée aux sportifs de haut niveau pour l’entrainement", sous le nom de Supersapiens.

N'importe qui peut donc commander sur internet ces capteurs, mais sans ordonnance il en coûte plus de 100 euros par mois, puisque la durée de vie d'un capteur est de 14 jours.

Pour économiser cette dépense, a constaté le professeur en pharmacologie Jean-Luc Faillie, certains produisent des fausses ordonnances. En charge de la surveillance d'un autre produit destiné aux diabétiques, le médicament injectable Ozempic, le Pr Faillie a constaté que "parmi les ordonnances falsifiées d'Ozempic que j'ai récupérées, prés de 4 sur 5 mentionnaient un capteur FreeStyle...", a-t-il rapporté à l'AFP le 16 mars.

Un phénomène dont fait état un article de 20Minutes du 1er février, archivé ici, qui évoque un trafic d'ordonnances pour plusieurs spécialités antidiabétiques dont les capteurs, dans l'Oise.

Interviewé par l'AFP le 23 mars, Bruno Maleine, de l'Ordre national des pharmaciens, a confirmé: "On est au courant qu’il y a un mésusage. On a été alertés comme pour l’Ozempic par les réseaux sociaux, où l’on voyait de jeunes gens qui se mettaient en scène en expliquant qu’ils utilisaient ces capteurs dans un but amincissant".

Sur la question des fausses ordonnances, le pharmacien indique qu'en général la stratégie est la suivante: "venir à des heures de forte affluence, et en fin de journée quand c’est difficile de joindre le prescripteur".

En théorie, le diabète est renseigné dans le dossier médical du patient, comme affection de longue durée, "mais il peut aussi se présenter dans une officine inconnue".

Abbott a assuré auprès de l'AFP condamner "sans réserve" cette "fraude à l'assurance maladie". Contactée par l'AFP, l'ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament) a répondu sur ce point le 24 mars être "informée de la problématique de fausses ordonnances" et "en train de mener des investigations afin d'en mesurer les éventuels ampleur et impacts", tout en assurant qu'"à ce stade, aucun élément ne permet de caractériser une problématique d'accessibilité des patients diabétique aux capteurs de glycémie".

Pourtant selon Bruno Maleine, "il y a eu de fortes tensions sur le Freestyle, on a eu des difficultés à passer commande, mais ça s’est amélioré".

"Même s’il y a des alternatives, on se prive d’une technologie qui peut vraiment améliorer la vie du patient. Et au-delà, cela pose question d’utiliser des dispositifs ou des médicaments hors indication à visée amincissante", s'interroge le pharmacien.

Quel est le bénéfice des capteurs pour les non-diabétiques?

Certes, les capteurs de glycémie n'ont pas d'effet secondaire connu, à part d'éventuelles réactions allergiques cutanées documentées par des études scientifiques. Mais quel est leur intérêt pour des personnes sans diabète? 

La diététicienne américaine Christine Byrne, interrogée par l'AFP le 23 mars, s'interroge : "Votre corps est capable de restreindre le sucre dans le sang à un niveau sain". Elle préconise des "repas équilibrés" avec "un mélange de protéines, de graisses et d'aliments riches en fibres" plutôt qu'une surveillance permanente de glycémie, qui dépend aussi "de votre stress, vos activités et votre sommeil". Selon une étude de 2019 dans laquelle des chercheurs ont analysé les données transmises par les capteurs de 153 personnes non-diabétiques, 96% de la population non diagnostiquée comme diabétique a des valeurs glycémiques dans la moyenne.

D'autre part, Christine Byrne pointe le risque d'une "focalisation exagérée sur le niveau de sucre dans le sang, qui n'est pas utile pour les non-diabétiques". La médecin nutritionniste française spécialisée dans l'obésité et chercheuse à l'Inserm, Karine Clément, met aussi en garde contre l'obsession du chiffre: "c’est le souci du bornage et de la variabilité de la mesure. Quand vous êtes dans des valeurs normales vous pouvez avoir des variations liées à votre stress sans réelle implication en pathologie", assure-t-elle à l'AFP lors d'un entretien le 21 mars.

Tandis que les patients diabétiques sont formés par leur médecin à utiliser les capteurs, les autres n'ont aucune aide, renchérit-elle: "si les patients l’utilisent seuls, il y a un risque de surinterprétation ou de sous-interprétation des résultats et d’avoir des changements de comportement alimentaire, par exemple, inadaptés".

C'est aussi une limite pointée du doigt par Nicolas Aubineau, médecin nutritionniste, "C'est fatal, dès qu'on met des repères avec des normes, on va zapper tout ce qu'il y a à côté et focaliser dessus, ce qui peut engendrer des troubles alimentaires".

Les deux spécialistes jugent ces outils "intéressants" pour la recherche, ou alors pour une durée limitée, dans une visée d'éducation alimentaire.

"Il faut avoir une utilisation raisonnée de ces nouveaux outils, validée avec un médecin", plaide Karine Clément, qui juge les capteurs intéressants "s’ils nous permettent de retrouver du temps avec nos patients, car on est dans des pathologies liées au mode de vie, la problématique c’est de savoir comment on les intègre dans le soin".

"Ça peut être intéressant temporairement pour fixer des comportements alimentaires prophylactiques [de prévention, NDLR]", estime le Dr Aubineau, qui ajoute que "ces aides doivent être transitoires, ce sont des rampes de lancement".

0241c53830f6bdc100cb71dbde0e7e02eb7d20d7-ipad.jpgCapture d'écran de TikTok faite le 28 mars 2023

Les publicités des laboratoires qui commercialisent les capteurs visent d'ailleurs, pour la plupart, une clientèle très sportive. Pour le Dr Aubineau, la maîtrise du glucose est effectivement "très intéressante pour les sports d’endurance où les facteurs glycémiques sont très importants pour la performance". Sur les réseaux sociaux d'ailleurs, ces derniers se sont largement emparé de la tendance, comme ici sur TikTok.

Un "soi" de plus en plus connecté et quantifié

Pour le Dr Aubineau, "ces capteurs représentent aussi une contrainte cognitive car ils représentent des paramètres en plus à surveiller, pour des sportifs qui sont déjà ultra-connectés, et moins à l'écoute de leur corps". Les sportifs peuvent en effet déjà s'équiper de podomètres, cardiofréquencemètres, altimètres, accéléromètres...

De manière plus générale, près de 4 Français sur 10 déclarent avoir acheté "dans les derniers mois" au moins un objet connecté en lien avec la santé ou le bien-être, selon un sondage Ipsos de fin 2021, archivé ici. D'après le même sondage, 1 Français sur 3 déclare posséder une montre ou un bracelet connecté.

Une aubaine pour de nombreuses sociétés spécialisées dans la santé connectée, comme cette start-up indienne qui vend un "package" groupant capteur de glycémie, conseils personnalisés d'exercices physiques et recettes alimentaires sur-mesure, et promet une perte de poids d'1,2 kilo par semaine en moyenne.

Aux Etats-Unis, l'entreprise "les muffins de Zoé" va plus loin, en combinant "une analyse du microbiote, un test sanguin, de la nourriture connectée, et une surveillance continue du taux de sucre dans le sang", promettant ainsi "une analyse métabolique à 360 degrés qui peut se faire à distance dans le confort de votre maison", en proposant des recettes personnalisées de muffins adaptées à son profil métabolique.

Dès 2014, la Cnil (Commission nationale informatique et libertés) avait publié un long rapport sur le sujet, mettant en garde contre cette tendance de la santé connectée: "Face au volume et à la complexité des données personnelles qui seraient ainsi 'restituées', il n’est pas assuré que les utilisateurs d’un service mettant à disposition ces données soient en mesure d’en tirer du sens et y trouvent un intérêt". 

"Cette problématique pourrait être particulièrement prégnante dans le domaine du 'quantified self' [ le "soi quantifié", NDLR], où, faute d’une médiation médicale le risque est réel, par une mauvaise interprétation des chiffres, de susciter angoisse et prises de décisions erronées", avertissait la Cnil, analysant: "L’élaboration d’un 'soi' commensurable car 'chiffré', renvoie bien à l’obsession contemporaine pour une objectivité qui passe par la mise en nombres".

Une tendance très critiquée aussi par les diabétiques

L'appropriation des capteurs de glycémie par des influenceurs non-diabétiques fait beaucoup réagir les diabétiques eux-mêmes. Quasiment toutes les publications sur les réseaux sociaux examinées par l'AFP étaient sujettes, dans leurs commentaires, à des critiques acerbes de personnes diabétiques.

Parmi les internautes français, une jeune femme a publié un thread sur Twitter en juillet 2022 (voir l'image ci-dessous) pour dénoncer les influenceuses françaises (dont la plupart ont retiré les vidéos pointées du doigt depuis), qui faisaient la promotion de ces dispositifs pour mincir. 

4353205ea49c8925a363fc39d6dfd3050cdc56a3-ipad.jpgCapture d'écran de Twitter le 29 mars 2023

"Si il s'agissait de se piquer les doigts 6 fois par jour le bout des doigts, l'auraient elles fait ? Arrêtez de vous créer des problèmes que vous n'avez pas et d'en rajouter aux gens", réagit-t-elle.

Aux Etats-Unis, où toutes les assurances ne prennent pas en charge les capteurs de glycémie pour les diabétiques, la polémique est encore plus grande. Les vidéos d'influenceuses sur TikTok sont commentées par des personnes moqueuses, voire en colère: "Pourquoi achèteriez-vous ce truc si vous n'êtes pas diabétique? ce n'est pas du tout sain", commente un internaute sur TikTok, tandis qu'une autre déplore, en anglais (voir ci-dessous): "en tant que diabétique de type 1 je ne peux pas m'offrir ce capteur de glucose, c'est un peu frustrant de voir quelqu'un qui n'en a pas un besoin vital l'utiliser..."

"Pour les personnes comme nous qui vivent avec le diabète, un capteur de glycémie n'est pas un jouet marrant, c'est un outil technologique qui peut sauver la vie mais que beaucoup d'entre nous ne peuvent pas se payer", déplore dans cet article, archivé ici, Caroline L. Todd, journaliste diabétique. Elle donne la parole à Lala Jackson, de l'association de patients "Beyond Type 1", qui estime que "tant que la technologie n'est pas complètement accessible aux personnes qui en besoin pour survivre, je ne trouve pas ça éthiquement correct de le vendre à des personnes qui n'en ont pas besoin".

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