TGV médicalisés: derrière la "phrase malheureuse" d'Olivier Véran, l'embarrassant débat autour des cabinets de conseil


TGV médicalisés: derrière la "phrase malheureuse" d'Olivier Véran, l'embarrassant débat autour des cabinets de conseil

Publié le lundi 21 février 2022 à 18:32

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Olivier Véran, le 15 février 2022 à l'Assemblée nationale 

(AFP / JULIEN DE ROSA)

Auteur(s)

Baptiste PACE, AFP France

Olivier Véran a rapidement reconnu que le secteur privé n'avait pas pris part aux opérations des TGV médicalisés au début de la pandémie en 2020, contrairement à ce qu'il avait déclaré sur France Info. Derrière cette "phrase malheureuse", se pose plus largement la question de la place accordée par l'exécutif aux cabinets de conseil, objet d'une commission d'enquête au Sénat et d'un livre d'enquête paru le 17 février. 

Olivier Véran a fait machine arrière. Non, contrairement à ce qu'il a affirmé mercredi 16 février 2022 sur France Info, il n'y a pas eu d'entreprises privées impliquées dans la mise en service de TGV médicalisés pour évacuer de la région Grand-Est des malades du Covid-10 vers d'autres région au début de la pandémie, au printemps 2020 au motif que "gens qui ont la compétence pour le faire" ne se trouvaient alors "pas dans les administrations" ou "dans le bureau de (son) ministère".

Dans une déclaration transmise à l'AFP par son cabinet, le ministre de la Santé fait même savoir qu'il "tient à s'excuser auprès de tous les professionnels mobilisés de cette phrase malheureuse et à leur rappeler toute sa reconnaissance". Précisant de lui-même que ces transferts "par TGV médicalisés en 2020 au plus fort de la crise l'ont été par les services du ministère, des ARS (agences régionales de santé, NDLR), des établissements de santé, de la SNCF, du SAMU et de nombreux acteurs publics qui ont permis par leur expertise la conception et la réalisation de cette opération inédite."

Cette déclaration avait rapidement suscité des réactions, notamment un communiqué courroucé du Collectif inter-hôpitaux démentant les affirmations du ministre.

A l'époque de ces premières évacuations ferroviaires inédites, le ministère de la Santé communiquait sur ces opérations préparées par "le Samu de Paris, l'APHP (Assistance Publique-Hôpitaux de Paris), la SNCF et des associations agréées de la Sécurité Civile".

Autant d'acteurs publics que l'on peut voir à l'oeuvre dans ce reportage de la SNCF sur les premiers TGV médicalisés, et auxquels il faut ajouter policiers, gendarmes et sûreté ferroviaire.

La déclaration de M. Véran était donc manifestement erronée et son cabinet l'a rapidement corrigée. Mais c'est le contexte dans lequel le ministre a fini par lâcher cette bourde qui est intéressant: Olivier Véran n'était interrogé ni sur les TGV médicalisés, ni sur l'implication d'entreprises privées dans l'exécution de telle ou telle mission relevant du service public. Il était, en fait, pressé de questions au sujet du recours par l'Etat à des cabinets de conseil.

Enquête au Sénat

Depuis novembre 2021, au Sénat, une commission d'enquête s'intéresse à ce sujet. Olivier Véran, mais également la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques, Amélie de Montchalin, ou encore la ministre de la Défense, Florence Parly, ont été auditionnés. (voir la liste des auditions sur le site du Sénat).

Parallèlement, les journalistes Matthieu Aron et Caroline Michel-Aguirre ont publié jeudi 17 février aux éditions Allary"Les infiltrés, Comment les cabinets de conseil ont pris le contrôle de l'Etat".

Selon l'exposé des motifs de la résolution créant cette commission d'enquête sénatoriale,"au delà de la question financière, les sommes versées à ces cabinets de conseil et autres acteurs du secteur privé sont importantes et grèvent le budget de l'Etat pour une efficacité parfois contestée, c'est bien une question de première importance qui est posée: qui mène les politiques publiques ? Un gouvernement et l'Etat qu'il dirige, ou des prestataires privés dépourvus de toute légitimité démocratique ?", s'interroge l'auteur de la résolution et présidente de la commission d'enquête, la sénatrice Eliane Assassi (groupe communiste), qui préside ces travaux.

C'est ce postulat qui semble irriter Olivier Véran. "Ce qu'il y a derrière, c'est que le privé, ce serait sale dans notre pays. Quand vous avez des gens talentueux, ingénieurs logisticiens, manutentionnaires, quand ils sont sous statut privé et pas sous statut public, c'est sale", a-t-il dénoncé lors de son passage sur France Info, en évoquant cette commission d'enquête.

Auditionnée le 19 janvier 2022, Amélie de Montchalin l'a affirmé "solennellement: la responsabilité de la décision incombe aux ministres. Le gouvernement n'a pas à sous-traiter cette responsabilité."

"Guide du télétravail dans la fonction publique"

Invité à fournir des chiffres sur les dépenses de l'Etat auprès des cabinets de conseil, Mme de Montchalin a répondu: "un rapport de la Cour des comptes précise que les dépenses de conseils - hors informatique - s'établissaient à environ 135 millions d'euros par an entre 2011 et 2013. À ma demande, la direction du budget a établi que, pour le même périmètre, ces dépenses s'élevaient en moyenne à 145 millions d'euros entre 2018 et 2020. Celles-ci sont donc stables, eu égard à la dynamique de dépenses publiques de notre pays."

"En 2020, 170 millions d'euros ont été dépensés, contre 107 millions d'euros en 2018 : l'augmentation s'élève donc à près de 60 % entre 2018 et 2020", a répondu le rapporteur de la commission, le sénateur Arnaud Bazin (Les Républicains).

S'agissant de la crise sanitaire, selon Olivier Véran, "54 commandes" ont été passées par l'Etat pour des prestations de conseil, soit une facture de 26,79 millions d'euros pour les pouvoirs publics.

Une somme certes "sans commune mesure" avec le "montant global de 1,717 million d'euro engagé en 2019 sur un périmètre équivalent", mais "le coût de ces prestations reste toutefois modéré au regard de l'ensemble des dépenses liées à la crise sanitaire, 30 milliards d'euros entre 2020 et 2021", fait valoir le ministre.

Dans le détail, les questions des sénateurs ont porté sur plusieurs contrats: sur le "guide du télétravail dans la fonction publique" pour lequel le cabinet McKinsey "aurait touché 235.620 euros en 2020". Sur "le baromètre de l'action publique" pour lequel l'Etat a recouru au cabinet Capgemini, pour un montant d'environ 3,6 millions d'euros. Sur la mission intitulée "amélioration de l'accueil téléphonique des services publics" menée par le cabinet BCG, moyennant 358.200 euros.

Autre exemple: le cabinet McKinsey a obtenu 496.800 euros en 2020 pour "éclairer les évolutions du métier d'enseignant". Interrogé par la commission, Karim Tadjeddine, directeur associé chez McKinsey, a expliqué que leur rôle avait été "d'accompagner la DITP (direction interministérielle à la transformation publique, NDLR) pour organiser un séminaire qui était prévu par le ministère, en lien avec des organisations internationales, pour réfléchir aux grandes tendances du secteur de l'enseignement".

D'après le sénateur Arnaud Bazin, "lors de la crise sanitaire le cabinet McKinsey a ainsi bénéficié de 11 contrats pour un montant de 13,5 millions d'euros".

Circulaire

Le tableau général brossé par les journalistes Caroline Michel-Aguirre et Matthieu Aron, est bien plus noir: selon leurs estimations, "les sommes versées aux cabinets de conseil oscillent entre 1,5 et 3 milliards d'euros par an. Soit, au plus haut de cette moyenne, l'équivalent du budget du ministère de la Culture".

Les auteurs narrent "l'histoire d'un putsch progressif, presque rampant, sans effusion de sang mais qui, de l'intérieur a changé laFrance". Selon eux, "depuis vingt ans, les cabinets de conseil se sont installés au coeur de l'Etat". Une pratique qui s'est développée à partir de 2008 et de la "révision générale des politiques publiques" ordonnée par le président d'alors, Nicolas Sarkozy.

Sur la crise sanitaire, les auteurs relatent notamment les différents contrats passés avec la société Citwell dès mars 2020: pour connaître l'état des stock de masques en France, puis l'état de tous les équipements de protection individuelle (gants, lunettes, charlottes, etc), puis pour les médicaments. "En tout, Citwell va toucher 6,7 millions d'euros", écrivent-ils.

Une circulaire du Premier ministre Jean Castex, datée du 19 janvier, commande aux membres de son gouvernement de réduire la voilure. "En 2022, les prestations intellectuelles engagées en "stratégie et organisation" devront être réduites de 15% au moins par rapport aux montants engagés en 2021", peut-on lire dans ce document.

Et Matignon d'édicter un principe: "l'administration ne doit avoir recours à des conseils extérieurs qu'après avoir démontré qu'elle ne dispose pas des moyens ou compétences nécessaires".

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