Ukraine: la France a-t-elle livré des obus à sous-munitions OGR F1 interdits avec ses canons Caesar?


Ukraine: la France a-t-elle livré des obus à sous-munitions OGR F1 interdits avec ses canons Caesar?

Publié le mercredi 29 juin 2022 à 15:53

I7NSVCDYQJFV3GVJVELJU74G24.jpg

Plusieurs canaux d'information prorusses accusent la France d'avoir livré des bombes à sous-munition à l'Ukraine alors que cela lui est interdit.

( Aris Messinis/AFP)

Auteur(s)

Alexandre Horn

Plusieurs acteurs de la sphère pro-russe assurent que la France aurait transmis des obus à sous-munitions OGR F1 à l’Ukraine. Les différents éléments diffusés ne prouvent rien.

Depuis plusieurs jours, de nombreux canaux pro-Kremlin comme Donbass Insider et War on fakes affirment qu’en plus des canons Caesar que la France a donnés à l’Ukraine, Paris aurait également livré des obus à sous-munitions à Kyiv. Plus précisément des OGR F1, que l’armée française n’aurait plus le droit de posséder. A l’épreuve des faits, les éléments fournis par ces différents canaux ne prouvent rien ou sont complètement faux, et l’armée française comme le ministère des Affaires Etrangères affirment à CheckNews que tous ces obus ont été détruits il y a plusieurs années.

La première mention de ces obus OGR F1 en Ukraine repérée par CheckNews vient du canal Telegram Rybar, un relais russophone ouvertement pro-Kremlin dédié au renseignement et suivi par plus d’un demi-million de personnes. Dans un post publié le 10 juin, ces derniers expliquent qu’après «avoir fouillé un document ukrainien à propos des obusiers automoteurs de 155 mm CAESAR, [ils ont] trouvé quelque chose d’extrêmement intéressant : l’utilisation de l’obus de 155 mm OGR F1».

Des armes utilisées... par la Russie

Toujours dans le même message, Rybar précise que ces projectiles OGR F1 sont des obus à sous-munitions : «Le concept de ce type d’armes implique une rupture de la tête principale en l’air avec la dispersion de dizaines de plus petites sous-munitions capables de couvrir un vaste territoire […]. A cause de la probabilité extrêmement élevée de toucher des civils, les obus à sous-munitions ont été bannis à la suite de la convention d’Oslo de l’ONU, élaborée et approuvée par 46 Etats, dont la France, en 2010.» Et de conclure : «Il est parfaitement clair que les Français non seulement n’ont pas détruit ce type d’armes interdites, mais qu’ils l’ont remis à des militaires ukrainiens.»

L’attention portée sur ce type d’armement à sous-munitions n’est pas anodine. Contrairement à la France, la Russie comme l’Ukraine ne sont pas signataires des conventions internationales qui interdisent l’utilisation de ces armes peu précises, et particulièrement dévastatrices quand elles sont utilisées dans des zones où des civils sont présents. De plus, une partie significative des projectiles en question n’explosent pas à l’impact, ce qui met en danger les civils des zones touchées et complique la reconstruction. Leur usage par la Russie dans des zones d’habitations, voire carrément contre des populations non combattantes, a été largement documenté depuis le début de l’invasion.

Ces obus OGR F1 existent. Ce sont des obus type «cargo à grenades avec culot éjectable» qui lâchent des dizaines de sous projectiles, mais la France n’en dispose pas, affirme le Quai d’Orsay à CheckNews : «Conformément à la convention d’Oslo de 2008, qu’elle a ratifiée en 2009, la France ne dispose plus d’obus à sous-munitions. Elle a intégralement rempli ses obligations à ce titre. Elle a achevé en juillet 2016 la destruction de l’ensemble de ses armes à sous-munitions, y compris celles de type OGR F1. Elle a détruit 13 000 obus OGR. Seule une petite quantité de charges à sous-munitions a été conservée à des fins de formation, conformément aux dispositions de l’article 3.6 de la Convention. Nous avons conservé à ce titre quelques obus de 155 mm OGR (trois au total) et des munitions (grenade OGR et sous-munitions 74 mm OKRAN 9n22).» Le ministère des Affaires étrangères est catégorique : «Ces allégations [sur les OGR F1] sont mensongères. […] La France a livré les canons Caesar avec leurs munitions d’artillerie. Celles-ci sont conformes aux exigences de la Convention d’Oslo.»

La preuve avancée par Rybar est un prétendu document qui a été diffusé plusieurs semaines plus tôt, le 20 mai, par un autre canal pro-Moscou sans que, dans un premier temps, la question de ces OGR F1 attire alors particulièrement l’attention. Suite au poste de Rybar, de nombreux relais très suivis de la sphère informationnelle pro-Kremlin ont repris cette information, du site francophone Donbass Insider à la télévision d’Etat russe 1tv en passant par War on Fakes.

Le document en question est présenté comme émanant d’un piratage de fichiers ukrainiens. Toujours d’après le canal qui les partage, ces pages révéleraient «les obus de 155 mm fournis et les pays qui les ont fournis», comprendre les munitions livrées à Kyiv par ses alliés occidentaux. CheckNews a confronté ces documents à plusieurs chercheurs et analystes militaires. Tous sont unanimes : ces maigres pages, non sourcées, ne sont la preuve de rien.

4UPFEYM56RHBFFWGLJN4TVQ7F4.jpg

«Ces pages ressemblent plus à un simple catalogue d’équipements qu’à autre chose», observe Vincent Tourret, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique. Comprendre un éventail de différents équipements existants, plutôt qu’un relevé administratif et logistique de ce que possède ou a été transmis à l’armée ukrainienne : pas de numéros de séries, de quantité ou encore de date de livraison. L’analyse des quinze pages de documents soutient cette hypothèse qui discrédite cette «fuite». La seule page qui mentionne ces projectiles OGR F1 à sous-munitions est la page dédiée au TRF1, des canons tractés de 155 mm de fabrication française. Le problème est que la France n’a pas livré de canons TRF1 à l’Ukraine, privilégiant le transfert de canons Caesar plus modernes, et qu’aux dernières nouvelles Kyiv ne dispose pas de TRF1 dans son arsenal.

Néanmoins, d’autres sources brandissent des débris qui attesteraient de ces tirs d’OGR F1. Principalement des restes d’obus comme ici ou dans cette séquence du sujet de la chaine d’Etat russe 1tv (à 10:08). Cette dernière fait intervenir un certain Alexandre Artamonov, (l’homme en costume) qui est présenté par Moscou comme expert militaire. D’un aplomb sans faille, ce dernier affirme qu’«il s’agit de ce que l’on appelle OGR-F1, un obus à sous-munitions, qui est pratiquement interdit. Selon la commission française de destruction des munitions Cnema, [les stocks français de] ces obus auraient tous été éliminés dès 2016… Comme nous pouvons le voir, ils n’ont pas été éliminés.»

CheckNews a confronté ces différents éléments à Neil Gibson, un analyste spécialisé en armement qui suit avec attention l’arsenal déployé en Ukraine. Ce dernier est catégorique : dans les différents cas, «il ne s’agit pas d’un projectile de distribution [sous-munitions, cargaisons, etc.] sous quelque forme que ce soit. Il est inscrit LU 211 [sur le reste d’obus], qui est le modèle modulaire à haute fragmentation explosive. On peut même apercevoir que l’arrière est solide ! L’OGR F1 a un arrière ouvert, après que sa base-bleed unit, ou BBU [sic], d’où sont éjectées les sous-munitions.» En résumé, ce sont de traditionnels obus d’artillerie et non pas des obus à sous-munitions. CheckNews a également inspecté différentes vidéos qui montrent des canons Caesar tirer sur le front ukrainien. Aucune ne montre des obus OGR F1 être utilisés.