VRAI OU FAUX. Comment une fausse vidéo de France 24 diffusée en Russie a lancé la rumeur d'un risque d'assassinat d'Emmanuel Macron en Ukraine


VRAI OU FAUX. Comment une fausse vidéo de France 24 diffusée en Russie a lancé la rumeur d'un risque d'assassinat d'Emmanuel Macron en Ukraine

Publié le jeudi 22 février 2024 à 11:18

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Le présentateur de France 24 Julien Fanciulli a été victime d'un "deepfake", à partir d'un journal télévisé qu'il a présenté le 14 février 2024.

(FRANCE 24)

Auteur(s)

Linh-Lan Dao

Ces allégations, basées sur un "deepfake" d'un JT de France 24, ont été démenties par la chaîne de télévision et l'Elysée. Elles pourraient s'apparenter à une tentative de désinformation pro-russe.

Une énième tentative de désinformation russe. "Macron semble avoir eu tellement peur d'un assassinat réel ou présumé dans la ville nazie de Kiev" qu'il a "annulé son voyage dans cette ville", a déclaré Dmitri Medvedev, ex-chef d'Etat et vice-président du Conseil de sécurité russe, dans un post sur le réseau social X, mercredi 14 février. Depuis quelques années, l'électron libre du Kremlin est un habitué des insultes et des attaques envers Kiev et les pays occidentaux.

L'agence de presse russe ANNA-News, déjà pointée du doigt par Google (PDF) dans le cadre d'un plan de lutte contre la désinformation, a aussitôt relayé ces propos sur Telegram. Elle évoque par ailleurs "un reportage de la chaîne de télévision France 24" sur cette annulation, selon lequel "le chef du régime de Kiev, Volodymyr Zelensky, avait prévu de tuer Macron lors de sa visite à Kiev". Franceinfo s'est penché sur ces allégations.

Macron seems to have been so scared of a real, or presumed assassination in nazi Kiev that not only has he cancelled his trip there, but also decided to share the nuclear capacity with other Europeans. Sure, such trifles as the Nuclear Non-Proliferation Treaty are of no concern…— Dmitry Medvedev (@MedvedevRussiaE) February 14, 2024

L'extrait vidéo cité par ANNA-News a principalement été partagé par des comptes pro-russes, notamment sur VKontakte, équivalent du Facebook russe, et sur Telegram. Il semble provenir d'un journal télévisé de la chaîne d'information internationale France 24. On voit le présentateur Julien Fanciulli affirmer que "le président français Emmanuel Macron a été contraint d'annuler sa visite en Ukraine à la suite d'une provocation meurtrière à son encontre". Cette tentative aurait été "stoppée par les services secrets français, qui ont réussi à intercepter la correspondance et les appels des participants à une provocation potentielle".

This AI-generated video, circulating on Russian Telegram, claims to show a France 24 broadcast in which a presenter announces President Macron has cancelled a scheduled visit to Ukraine over fears of an assassination attempt.

France 24 never aired this, it's totally fake. pic.twitter.com/g6GAUDldoN— Shayan Sardarizadeh (@Shayan86) February 15, 2024

La charte graphique de la chaîne France 24 a même été reprise. Après un bandeau rouge mentionnant "deux otages israéliens libérés à Rafah", un autre bandeau apparaît, dans une police plus petite, affirmant : "Tentative d'assassinat contre le président déjouée". Il s'agit en réalité d'un "deepfake", une technique de synthèse liée à l'intelligence artificielle qui permet de recréer des visages. Si la vidéo est réaliste, plusieurs détails peuvent alerter un internaute attentif : la voix du présentateur est mal synchronisée avec le mouvement de ses lèvres, le ton est artificiel et les termes employés, inhabituels.

Une vidéo de "deepfake" grâce au "lipsync"

Contactée par franceinfo, France 24 dénonce "une vidéo trafiquée, faisant dire à l'un de [ses] journalistes des propos qu'il n'a jamais tenus, par l'utilisation du lipsync", autrement dit la synchronisation labiale, une technique visant à faire correspondre les mouvements des lèvres d'une personne avec un son préenregistré. S'il y a bien eu, lundi 12 février, un JT présenté par Julien Fanciulli, dont s'inspire le deepfake, franceinfo ne constate dans le replay du journal aucune mention d'une visite diplomatique en Ukraine annulée par Emmanuel Macron. La chaîne a précisé être victime "de plus en plus fréquemment de ce type de manipulations (...) de plus en plus sophistiquées, même si on peut encore en percevoir le caractère grossier". La rédaction des Observateurs de France 24, émission de fact-checking, a d'ailleurs mis au jour et décrypté ce trucage, dès le 14 février. 

L'Elysée a également démenti cette allégation auprès des médias, lors d'un point-presse la veille d'une rencontre diplomatique entre Emmanuel Macron et Volodymyr Zelensky à Paris. "Il n'y a pas d'enjeu de sécurité, a tranché une source diplomatique. Je tiens vraiment à m'inscrire en faux contre ce que j'ai vu, ce qui est instrumentalisé avec les ressorts qu'on connaît par la Russie sur cette histoire de sécurité. Ça ne tient pas debout". Interrogé par un journaliste ukrainien en conférence de presse vendredi, jour de la rencontre entre les deux présidents, Emmanuel Macron a assuré qu'il se rendrait en Ukraine "avant la mi-mars", "aux côtés du président et du peuple ukrainiens".

Une tentative d'ingérence étrangère russe

Cette tentative de décrédibiliser Kiev n'est pas isolée. Alors que la guerre en Ukraine entrera fin février dans sa troisième année, l'organisme français de lutte contre les ingérences numériques étrangères Viginum a révélé, le 12 février, l'existence d'environ 200 "portails d'information" servant à diffuser de la propagande pro-russe. Un réseau structuré et coordonné surnommé "Portal Kombat" par Viginum, pensé pour légitimer l'invasion de l'Ukraine et influencer les soutiens de Kiev, dont la France.

Ce que l'on sait de "Portal Kombat", le réseau de sites de désinformation pro-russes dénoncé par la France

Le rapport mentionne l'existence de trois écosystèmes de propagande, dont un créé en juin, "Pravda" ("vérité" en russe), visant "plusieurs pays occidentaux qui ont publiquement affiché leur soutien à l'Ukraine". Un compte nommé "Pravda-En" a d'ailleurs bien relayé le faux extrait de JT de France 24 sur VKontakte, a constaté franceinfo.

Au-delà de la guerre en Ukraine, les sites de l'écosystème "Pravda" relaient également d'autres contenus aux thématiques "proches des sphères complotistes francophones", pour décrédibiliser "la parole politique, les médias" ou les institutions internationales, selon Viginum. Si l'organisme estime que ces écosystèmes appartiennent "à une même infrastructure numérique", il ne désigne aucun commanditaire précis comme responsable de cette opération d'ingérence.