40 millions de migrants entrés dans l'UE sans contrôle ? L'affirmation erronée de Valérie Pécresse


40 millions de migrants entrés dans l'UE sans contrôle ? L'affirmation erronée de Valérie Pécresse

Publié le mercredi 9 février 2022 à 19:15

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Valérie Pécresse le 3 février en Corse. 

(AFP / PASCAL POCHARD-CASABIANCA)

Auteur(s)

Jérémy Tordjman, AFP France

Evoquant des "chiffres hallucinants", Valérie Pécresse a assuré que "pas loin de 40 millions" de migrants étaient entrés dans l'espace Schengen en 2021 "sans aucun contrôle". Cette affirmation ne cadre toutefois avec aucune donnée officielle sur l'immigration illégale et repose sur une interprétation erronée des propos d'une commissaire européenne au sujet d'un fichier de police partagé par 30 pays. Jointe par l'AFP, l'équipe de la candidate concède que sa "langue a fourché".

Des "chiffres hallucinants": Valérie Pécresse a voulu marquer les esprits pour dénoncer les failles supposées de l'Union européenne (UE) dans la lutte contre l'immigration clandestine et justifier la possible construction de murs aux frontières. Invitée dimanche sur France 5, la candidate LR à la présidentielle a ainsi assuré que près de 40 millions de migrants étaient entrés en 2021 dans l'espace Schengen, qui regroupe 26 pays dont la France, sans faire l'objet du moindre contrôle.

"Il ne faut pas exclure les murs par principe. Pourquoi ? Parce qu'on a fait Schengen, Schengen c'est un espace de libre circulation au sein de l'Union européenne. Si on veut avoir la libre circulation au sein de l'Union européenne, ça veut dire qu'il faut protéger les frontières extérieures de l'Europe", a commencé la présidente de la région Ile-de-France.

"Dans Schengen, il y a ce qu'on appelle les points de passage autorisés (...) et normalement les migrants doivent passer dans ces points de passage. Ce que l'on vient d'apprendre c'est que, les chiffres sont hallucinants, c'est qu'il y a des dizaines de millions de migrants qui ne passent pas par ces points de passage autorisés chaque année, je crois que c'est de l'ordre de pas loin de 40 millions de migrants cette année qui sont rentrés dans Europe sans passer par ces points de passage autorisés, ça veut dire qu'ils n'ont eu aucun contrôle", a-t-elle poursuivi.

Ces chiffres "hallucinants" ont toutefois été mal interprétés par la candidate LR : ces "39 millions" ne désignent pas les migrants entrés sans "aucun contrôle" mais renvoient au nombre de personnes, dont des touristes, entrées dans l'espace Schengen dont les documents de voyage ont été vérifiés mais sans que leur nom soit soumis à un fichier de police européen, a appris l'AFP auprès de la Commission européenne.

L'ordre de grandeur avancé par Mme Pécresse est par ailleurs totalement en décalage avec les dernières données officielles, qui font état de 2,5 millions de personnes ayant immigré dans l'Union européenne en 2019.

Jointe le 7 février par l'AFP, l'équipe de la candidate a reconnu une erreur.

D'où vient ce chiffre?

Cette estimation a fait son apparition en marge de la réunion des ministres européens de l'Intérieur, qui s'est tenue à Lille le 3 février et qui portait sur l'opportunité d'une réforme --voulue notamment par la France-- de l'espace Schengen, au sein duquel les personnes sont libres de circuler.

En amont de cette réunion, la commissaire européenne aux Affaires intérieures, Ylva Johansson, a évoqué ce chiffre dans un entretien au Figaro publié le 2 février pour inciter les Etats à user des mécanismes à leur disposition pour "savoir qui vient et qui quitte l'UE". "L'an dernier, 39 millions de personnes sont arrivées dans l'espace Schengen sans avoir été contrôlées dans la base de données SIS, qui recense notamment les personnes recherchées", a-t-elle déploré.

Commun à 30 pays, ce fichier baptisé Système d'informations Schengen (SIS) recense notamment les personnes faisant l'objet d'un mandat d'arrêt européen, celles ayant été portées disparues ou citées à comparaître dans des affaires criminelles. Accessoirement, elle liste également les personnes frappées par une interdiction d'entrer dans le territoire, détaille la Cnil sur son site internet.

La commissaire a de nouveau évoqué ce chiffre à Lille lors d'un entretien avec une journaliste de l'AFP où elle assurait que les pays membres devaient "faire beaucoup plus pour protéger les frontières" et pointait les "graves vulnérabilités" de l'UE.

"L'année dernière, Frontex a estimé que 39 millions de personnes étaient entrées dans l'espace Schengen sans avoir fait l'objet de vérifications dans le Système d'information" adéquat, a-t-elle regretté.

Contactée par l'AFP, une de ses porte-parole explique toutefois que ces vérifications sont totalement distinctes des contrôles qui sont effectués aux frontières extérieures de l'UE pour s'assurer de la validité des visas, passeports et titres de séjours de ceux souhaitant entrer en Europe.

Ce fichier "n'est pas un instrument dédié à la lutte contre l'immigration irrégulière", assure cette porte-parole.

Il peut être consulté par les forces de l'ordre notamment lors d'un contrôle aux frontières mais également à l'intérieur de l'espace Schengen lors d'un contrôle routier ou après une interpellation, détaille sur son site (en anglais) l'agence européenne Frontex, en charge de la protection des frontières.

"Cela concerne beaucoup de monde et pas seulement les personnes qui veulent immigrer en France. Ce fichier permet de sécuriser l’espace Schengen parce en partant du principe qu’on n'avait plus de contrôles aux frontières entre Etats membres et qu'il fallait donc un système commun garantissant une certaine sécurité au sein de cet espace", indique à l'AFP le député LREM Ludovic Mendes qui a coécrit un rapport parlementaire sur Schengen publié en 2018.

Les chiffres sur l'utilisation de ce fichier montrent par ailleurs que sa consultation dépasse de loin les seules questions migratoires. Selon les statistiques officielles, il a ainsi été utilisé 3,7 milliards de fois en 2020 et la France est le pays qui y a eu le plus recours cette année-là.

Enfin, ces 39 millions doivent par ailleurs être mis en regard des quelque 800 à 900 millions de personnes qui entrent chaque année dans l'espace Schengen, selon des estimations évoquées par l'équipe la commissaire Johansson.

L'erreur de la candidate

Contrairement à ce qu'affirme Mme Pécresse, ce chiffre colossal ne désigne donc pas le nombre de migrants qui seraient entrés sans autorisation en 2021 dans l'espace Schengen.

Selon les données officielles de l'agence Frontex, le nombre de "franchissements de frontières illégaux" a été infiniment plus réduit en 2021 et s'est ainsi élevé à près de 200.000, dont une petite majorité en Méditerranée centrale.

2022020817-a9d4becdeec413a70c063f1385e5988b.jpegCapture d'écran du site de Frontex.

En pleine campagne présidentielle, l'affirmation de Mme Pécresse a été rapidement moquée par le secrétaire d'Etat aux Affaires européennes sur Twitter.

"40 millions de migrants entrant chaque année dans Schengen… Valérie Pécresse confond les migrants et le nombre total d’entrées avec visa (avant tout des millions de touristes), et encore on est loin du compte… Ça devient grave", a-t-il cinglé sur Twitter.

Contactée par l'AFP, l'équipe de campagne de Mme Pécresse admet que la langue de la candidate "a fourché" mais appelle Clément Beaune à "répondre" sur le point de savoir à l'entrée de quel pays ces 39 millions de vérifications dans ce fichier n'ont pas été menées et si la France a été concernée.

Cette information n'est toutefois pas accessible au public : selon Frontex comme d'après la Commission, le rapport où apparaît le fameux chiffre de 39 millions est classé confidentiel.

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