"Coût" de l'immigration : attention aux chiffres trompeurs de "35 à 40 milliards" d'euros annuels


"Coût" de l'immigration : attention aux chiffres trompeurs de "35 à 40 milliards" d'euros annuels

Publié le mardi 9 avril 2024 à 15:13

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Le président du Rassemblement national Jordan Bardella lors d'une conférence de presse sur les élections européennes à Paris le 29 février 2024.

Auteur(s)

Guillaume GERARD / AFP France

A l'approche des élections européennes, le 9 juin, Jordan Bardella, président et tête de liste du Rassemblement national, a affirmé que le coût net de l'immigration pour les finances publiques françaises était de "40 milliards d'euros par an". Un chiffre également avancé, sur les réseaux sociaux, par une association qui prétend s'appuyer sur deux études. Or, ce n'est pas ce que disent ces travaux et les économistes qui les ont publiés dénoncent auprès de l'AFP l'"interprétation fallacieuse" qui en est faite. Le calcul du "coût" de l'immigration est extrêmement complexe et de nombreuses estimations circulent, mais globalement, l'impact sur les finances publiques est considéré comme faible par les économistes.

Dans une publication X postée le 26 mars, l’association Observatoire de l’immigration et de la démographie affirme que le "coût net de l’immigration" pour les finances publiques françaises serait de "35 à 40 milliards d’euros par an".  

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Capture d'écran prise sur X le 27 mars 2024

 

"Le CEPII, qui est rattaché à Matignon, nous dit que l'immigration coûte 40 milliards d'euros aux finances publiques", avance également Jordan Bardella, président du Rassemblement national et tête de liste aux élections européennes du 9 juin, le lendemain lors de son passage dans l’émission "C à vous" sur France 2 (lien archivé). 

Fondé en 2020 en tant qu'association, l'Observatoire de l’immigration et de la démographie se donne pour objet de proposer une "vision rationnelle et dépassionnée" des questions migratoires. Son conseil d’orientation est composé d’universitaires et de haut-fonctionnaires proches de l’extrême-droite, comme l’ex-ambassadeur Xavier Driencourt (lien archivé ici) ou l’ex-directeur de la DGSE Pierre Brochand (lien archivé ici).

Dans une tribune publiée sur le site de l’hebdomadaire Le Point (lien archivé ici), Nicolas Pouvreau-Monti, directeur de l'association, prétend faire la lumière sur "l'angle mort de l'immigration", à l'heure où le déficit public mène le gouvernement à chercher de nouvelles économies. Il évalue ainsi le "coût annuel net" de l'immigration à "35 à 40 milliards d'euros". 

A partir de cette estimation, l’auteur présente l’immigration comme un "fardeau structurel qui appelle à engager un virage à 180 degrés, assumé et durable en matière de politique migratoire", virage grâce auquel des "économies non négligeables" pourraient être réalisées.

En d’autres termes, réduire drastiquement le nombre d’immigrés ou d'étrangers présents en France permettrait selon lui de réduire le déficit public.  

L’auteur dit tirer cette estimation de deux études. La première, "L’impact budgétaire de 30 ans d’immigration en France" (lien archivé) a été publiée en 2018 par le Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII), un centre de recherche en économie internationale rattaché au Premier ministre. 

La seconde, "Perspectives des migrations internationales" (lien archivé), est une étude réalisée annuellement par l’OCDE et qui date de 2021.  Mais les économistes qui ont dirigé ces deux études réfutent auprès de l'AFP le chiffre avancé par Nicolas Pouvreau-Monti et par Jordan Bardella. 

"Interprétation fallacieuse"

"Ce chiffre n’est pas issu de mes travaux. La dernière estimation que nous avons pu faire pour 2011 était de -0,49% du PIB, soit 8,8 milliards [d’euros], dans l’étude mentionnée du CEPII", a indiqué à l'AFP le 27 mars l’économiste Xavier Chojnicki (lien archivé ici), professeur à l’université de Lille et membre du CEPII.  

Dans un article publié en 2022 (lien archivé ici) dans la Revue économique, il estime en effet que "la contribution de l’immigration aux finances publiques françaises, entre 1979 et 2011, est globalement négative, mais très faible, contenue en-deçà de 0,5% du PIB".

"Je ne sais pas d’où sortent ces 40 milliards", a également réagi  le 28 mars Jean-Christophe Dumont (lien archivé ici), qui dirige depuis 2011 la division des migrations internationales à la direction de l’emploi, du travail et des affaires sociales à l’OCDE. "Cela vient d’une interprétation fallacieuse de nos travaux", a-t-il insisté.

L'auteur de la tribune affirme tirer le "coût annuel net de l'immigration" de pourcentage issus des deux études mentionnées: 1,41% pour l'OCDE et 1,64% pour le CEPII. 

Dans une note publiée sur son site en 2020 (lien archivé ici), l'Observatoire de l'immigration et de la démographie explicitait sa méthode, qui consiste à appliquer ces pourcentages (d'années antérieures) au PIB de l'année la plus récente : ainsi "pour une contribution au déficit à hauteur de 1,64 point de PIB en 2011", l'association obtient le chiffre de "40 milliards d’euros en points de PIB de 2019". En effet, 1,64% du PIB de 2019 (2.639 milliards d'euros), donne 38,85 milliards d'euros.

Mais comme l'explique Jean-Christophe Dumont, cette méthode n'est pas valide scientifiquement. D'abord, ces pourcentages sont en réalité des moyennes, (période 2006-2018 pour l'OCDE; 1979-2011 pour le CEPII), il est donc hasardeux de mettre en regard une moyenne correspondant à plusieurs années et un PIB correspondant à une seule.

Et de plus, M. Dumont explique aussi qu'on ne peut pas projeter une moyenne tirée d'une période passée sur une année ultérieure comme le font ici Jordan Bardella et l'Observatoire de l'immigration et de la démographie.

Le choix de ces moyennes pose d'autres problèmes.

On retrouve le pourcentage de 1,41% du PIB dans l'étude de l'OCDE, dans un tableau intitulé "La contribution budgétaire nette des personnes nées à l’étranger et de leurs enfants nés dans le pays", dans la troisième colonne (C2) qui comptabilise la contribution aux "biens publics purs".

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Capture d'écran prise sur le site de l'OCDE le 27 mars 2024

 

Les "biens publics purs" sont des dépenses publiques dont la population profite collectivement (et impossibles à comptabiliser individuellement) et dont le niveau n'est pas lié à la taille de la population (et donc pas au nombre d'immigrés), comme le service de la dette (paiement des intérêts et des échéances de la dette), les dépenses militaires et les dépenses de fonctionnement de l’Etat central : leur coût pour les finances publiques est le même quelles que soient la taille et la composition de la population en France.

Les trois colonnes correspondent en réalité à trois façons possibles de mesurer la contribution de ces personnes nées à l’étranger : la première (A) prend en compte les dépenses faites au niveau individuel, comme les allocations, et la deuxième (B/C1) les dépenses consacrées plus largement aux services publics, qui, elles, augmentent lorsque la population s’accroît (école, santé...).

Selon Jean-Christophe Dumont, ne retenir que la troisième hypothèse pour évaluer le coût de l’immigration est problématique, précisément car cette hypothèse inclut des dépenses sur lesquelles le nombre d'immigrés dans la population n'a pas d'effet direct, comme les dépenses militaires ou le service de la dette.

Une erreur de catégorie

Mais l’erreur la plus importante réside dans la population observée : ainsi que l’explique Jean-Christophe Dumont, l’OCDE prend en compte les "personnes nées à l’étranger", et pas seulement les immigrés ou les étrangers. Or, parmi ces personnes nées à l’étranger, on trouve de nombreux Français : selon l’INSEE, 1,7 million de personnes résidant en France en 2023 sont nées de nationalité française à l’étranger (lien archivé ici). D’autres personnes sont nées à l’étranger et ont acquis la nationalité française ultérieurement.

Cette catégorie comptabilise aussi les citoyens ressortissants de pays membres de l’Union européenne, dont la plupart jouissent de la liberté de circulation au sein de l’espace Schengen – que le Rassemblement national ne remet plus en cause (lien archivé ici) - et peuvent résider librement en France. Ainsi en 2023, sur 7 millions d’immigrés, 32% étaient originaires de pays de l’UE, Portugal, Italie et Espagne en tête. 

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Carte de l'Union européenne et de l'espace Schengen après l'intégration partielle de la Roumanie et de la Bulgarie dans l'espace libre de circulation le 31 mars 2024

 

Les autres hypothèses retenues par l'OCDE oscillent entre une contribution très faiblement négative ou faiblement positive de l'immigration aux finances publiques. Les auteurs du rapport notent toutefois que "dans tous les pays de l’OCDE, la contribution des immigrés sous la forme d’impôts et de cotisations est supérieure aux dépenses que les pays consacrent à leur protection sociale, leur santé et leur éducation". 

Peut-on vraiment calculer le coût de l'immigration ?

Le débat autour du coût de l'immigration est d'autant plus épineux que la tâche s'avère, de l'aveu des économistes, extrêmement délicate. "C'est un calcul impossible", admettait l'historien Benjamin Stora auprès de l'AFP en 2014, estimant que "l'immigration participe aussi au rayonnement de la France dans le monde, sur le plan de la culture, des affaires, de la diplomatie" (lien archivé ici).

En effet, les facteurs à prendre en compte sont très nombreux et très complexes, et surtout, pas tous quantifiables, si bien qu'aucun chiffre ne met tout le monde d'accord. C'est notamment pour cela que les économistes prennent des précautions et parlent d'estimations et d'hypothèses.

Les travaux des économistes permettent toutefois d'obtenir une fourchette d'estimations, autrement dit un ordre de grandeur de la part des dépenses publiques liées à l'immigration, en général cohérentes avec celles du CEPII et l'OCDE, à savoir tantôt faiblement négatives, tantôt faiblement positives. En 2022, Lionel Ragot et Isabelle Bensidoun, économistes également membres du CEPII, évoquaient un déficit "de faible ampleur" (lien archivé ici), concluant ainsi que "les immigrés ne sont ni un fardeau ni une aubaine pour les finances publiques."

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