Crack à Paris : la mairie peut-elle saisir la Cour européenne des droits de l'Homme, comme l'affirme Anne Hidalgo?
Crack à Paris : la mairie peut-elle saisir la Cour européenne des droits de l'Homme, comme l'affirme Anne Hidalgo?
Publié le vendredi 28 janvier 2022 à 19:14
(AFP / JULIEN DE ROSA)
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Jérémy Tordjman, AFP France
La candidate à la présidentielle Anne Hidalgo a affirmé que la ville de Paris, dont elle est maire, allait saisir la CEDH pour dénoncer la gestion par l'Etat de la crise du crack dans le nord-est de la capitale. Un tel recours est toutefois voué à l'échec : aux termes d'une jurisprudence constante, une collectivité territoriale n'est pas habilitée à saisir cette juridiction et il faudrait en outre que toutes les voies de recours aient été épuisées sur ce dossier en droit interne, ce qui n'est, en l'espèce, pas le cas.
Depuis plusieurs années, la crise du crack à Paris alimente un incessant bras de fer entre la mairie et les services de l'Etat, chacun se rejetant la responsabilité de l'errance de toxicomanes dans le nord-est de la capitale.
Nouvel épisode de cet affrontement, Anne Hidalgo, maire (PS) de Paris et candidate à la présidentielle, a dénoncé jeudi 27 janvier la décision de la préfecture de police, sur proposition du ministère de l'Intérieur, de déplacer les consommateurs de crack, actuellement regroupés porte de la Villette (XIXe arrondissement), vers un lieu appartenant à la SNCF dans le XIIe arrondissement.
Critiquant une décision "indigne", Mme Hidalgo est allée plus loin en assurant que la ville allait saisir la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) dans l'espoir de faire reconnaître les carences supposées de l'Etat dans ce dossier.
"Nous allons saisir la Cour européenne des droits de l'homme au nom de la mairie de Paris parce qu'il y a deux sujets, a déclaré la candidate sur BFMTV. Il y a d'abord un sujet de non-prise en compte de la sécurité des riverains et des personnes qui habitent à proximité de ces lieux de deal et de consommation et, deuxièmement, il y a une situation indigne qui n'a plus rien à voir avec le respect des droits humains sur le traitement de ces personnes toxicomanes".
Un tel recours est toutefois voué à l'échec. Aux termes de la jurisprudence de la CEDH, une collectivité territoriale n'est pas fondée à saisir cette juridiction. De manière subsidiaire, il faudrait en outre que toutes les voies de recours aient été épuisées en droit interne, ce qui n'est pas le cas s'agissant de la crise du crack.
Une saisine strictement encadrée
Mise sur pied en 1959, la Cour européenne des droits de l'Homme est la plus haute instance judiciaire chargée de veiller au respect des droits fondamentaux de 800 millions de citoyens en Europe, répartis dans les 47 pays signataires de la Convention européenne des droits de l'Homme.
Pour cela, la CEDH examine des recours intentés contre les Etats signataires quand ils sont accusés d'avoir violé un des droits fondamentaux consacrés par la Convention, tels que le droit à un procès équitable, ou d'avoir enfreint certaines interdictions comme celle d'infliger des "traitements inhumains ou dégradants".
Siège de la CEDH à Strasbourg. ( AFP / FREDERICK FLORIN)
Il existe toutefois des garde-fous: aux termes de l'article 34 de la Convention, la Cour ne peut se saisir que de requêtes déposées par des personnes physiques ou par des "organisations non-gouvernementales" qui estimeraient que leurs droits ont été bafoués.
Cette règle implique que les "organisations gouvernementales" ne sont, elles, pas autorisées à saisir la CEDH, qui intègre notamment dans cette catégorie toutes les collectivités territoriales comme une mairie.
C'est ce que pose ce "guide pratique sur la recevabilité" publié par la CEDH. "Doivent être qualifiées d'+organisations gouvernementales+ (...) non seulement les organes centraux de l'État, mais aussi les autorités décentralisées qui exercent des +fonctions publiques+, quel que soit leur degré d'autonomie par rapport auxdits organes ; il en va ainsi des collectivités territoriales (...), des municipalités ou d'une partie d'une commune qui participe à l'exercice de la puissance publique".
Contacté le 27 janvier par l'AFP, le service de presse de la CEDH confirme que les personnes morales de droit public ne peuvent pas saisir la Cour, qui serait alors tenue de rejeter d'office leur requête.
Cet interdit a été notamment rappelé dans un arrêt de 2001 sur la requête introduite par la commune espagnole de Mula, qui affirmait avoir été privée, par l'Etat espagnol, d'un droit à un procès équitable dans une affaire liée à la propriété d'un monument historique.
Sans même examiner le fond, la Cour a rejeté la requête au motif que, "selon la jurisprudence constante des organes de la Convention", les collectivités locales doivent "de toute évidence" être considérées comme des organisations gouvernementales en ce qu'elles "exercent des fonctions officielles qui leur sont attribuées par la Constitution et par la loi".
"C'est un obstacle radical qui rendrait toute action de la ville de Paris irrecevable", assure Nicolas Hervieu, juriste en droit public et en droit européen des droits de l’Homme. "C'est une jurisprudence constante qui ne souffre aucune exception", ajoute cet enseignant de l'Université Panthéon-Assas, selon qui la ville de Paris pourrait simplement "accompagner" des personnes physiques qui s'estiment lésées par l'action du préfet.
Selon M. Hervieu, cette règle permet d'éviter qu'un Etat puisse s'abriter derrière l'action d'une collectivité pour échapper à l'obligation de respecter les droits garantis par la Convention des droits de l'Homme. "Quand un Etat signe la Convention européenne, il s'engage dans toutes ses ramifications publiques, indépendamment de savoir s'il est décentralisé, de respecter le texte dans son ensemble", explique ce juriste.
La CEDH a par ailleurs été créée pour protéger les droits des particuliers et pas pour "trancher des différends intra-étatiques", ajoute M. Hervieu.
La question des voies de droit interne
De manière subsidiaire, un autre obstacle risquerait de rendre irrecevable toute requête de la mairie de Paris.
La CEDH ne peut en effet être saisie que si l'ensemble des voies de droit interne ont été épuisées par le requérant. S'agissant d'un cas en France, il faut donc que son dossier ait déjà été tranché par la Cour de cassation, pour les litiges relevant de l'ordre judiciaire, ou par le Conseil d'Etat s'agissant des contentieux administratifs.
Cette règle est posée dans l'article 35 de la Convention: "La Cour ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes, tel qu'il est entendu selon les principes de droit international généralement reconnus, et dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive". Ce délai sera ramené à quatre mois à partir du 1er février.
Or, en l'espèce, le contentieux entre la mairie de Paris et les services de l'Etat sur les consommateurs de crack n'a jamais été tranché par les plus hautes juridictions françaises, confirme à l'AFP une des avocates de la ville, Me Sabrina Goldman. L'AFP n'a, par ailleurs, pas été en mesure de retrouver la trace de la moindre audience qui aurait opposé la ville à la préfecture en première instance ou en appel.
Selon un message transmis à l'AFP par un autre avocat de la ville, Me Régis Froger, la municipalité considère que la décision du préfet de police de Paris "méconnaît l'article 3 de la CEDH qui interdit les traitements inhumains et dégradants" et assure qu'elle "utilisera toutes les voies de recours pour faire cesser cette violation devant les juridictions nationales compétentes".
"Elle examine si la procédure provisoire d'urgence devant la CEDH peut également être activée dans ce cas", indique également ce message.
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