Le prix Nobel Yoshinori Ohsumi n'a pas recommandé le jeûne pour guérir le cancer et Alzheimer


Le prix Nobel Yoshinori Ohsumi n'a pas recommandé le jeûne pour guérir le cancer et Alzheimer

Publié le mercredi 12 octobre 2022 à 18:16

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(AFP)

Auteur(s)

Marie GENRIES, AFP Belgique

Le lauréat du prix Nobel 2016 de médecine, Yoshinori Ohsumi, n'a pas recommandé le jeûne pour guérir le cancer ou Alzheimer, contrairement à ce qu'affirme un texte partagé plusieurs dizaines de milliers de fois sur Facebook. Le scientifique japonais a mis en évidence l'existence chez l'Homme de l'autophagie, permettant à l'organisme de survivre en cas de carence en nutriments, mais n'a pas étudié son rôle dans le développement de maladies. Par ailleurs, les experts interrogés par l'AFP soulignent que l'autophagie peut permettre aux cellules cancéreuses de vivre plus longtemps et déconseillent le jeûne aux patients atteints de cancer.

Un texte partagé plus de 73 000 fois depuis le 6 mai 2022 et de nouveau relayé depuis fin septembre prône la pratique du jeûne, affirmant dans un mauvais français que "quand le corps humain a faim, il se mange, il fait un processus de nettoyage, éliminant toutes les cellules malades, cancer, cellules vieillissantes et Alzheimer ". Il invite à "s'abstenir de manger et de boire pendant 16 heures" et à répéter l'opération "pendant un certain temps afin d'atteindre l'organisme pour une utilisation maximale et d'empêcher les cellules malades de réagir", en attribuant ces conseils au scientifique japonais Yoshinori Ohsumi, lauréat du prestigieux prix Nobel de médecine en 2016, dont il partage une photo. 

adf86e2c5c9e93d8bd6f0ac5b6507eb26b8b0550-ipad.jpgCapture d'écran réalisée le 11/10/2022 sur Facebook

Ce texte circule depuis au moins 2018 sur Facebook et des sites comme celui-ci, qui vend des cures censées détoxifier l'organisme et vante les "bienfaits" de l'autophagie face au cancer.

Yoshinori Ohsumi a été récompensé pour ses travaux sur l'autophagie, un processus au cours duquel une cellule se "mange" un peu elle-même pour se défendre contre une infection ou une carence en nutriments. Si ce mécanisme est en effet augmenté par le jeûne, le scientifique japonais n'a jamais prôné cette pratique ni affirmé qu'elle pouvait guérir le cancer ou Alzheimer. 

De plus, plusieurs scientifiques interrogés par l'AFP ont souligné les contresens contenus dans le texte partagé sur Facebook. Des études ont montré une perturbation de l'autophagie lors de certaines maladies neurodégénératives, comme Alzheimer. Mais les scientifiques interrogés par l'AFP mettent en avant le fait que l'autophagie permet souvent aux cellules cancéreuses de vivre plus longtemps et déconseillent aux patients atteints de cancer de jeûner.

L'autophagie permet à l'organisme de se débarrasser des virus et bactéries et de survivre en cas de carences nutritionnelles

Comme l'explique cet article de la Revue médicale suisse, "le concept d’autophagie est apparu dans les années 1960 lorsque les chercheurs ont observé, pour la première fois, la destruction par les cellules de leur propre substance en l’évacuant vers un 'compartiment de recyclage' appelé lysosome. Les déchets des cellules se concentrent dans de petites vésicules, qui sont ensuite transportées jusqu’aux lysosomes, ces organites fonctionnant comme une station d’épuration des constituants cellulaires".  

Ce mécanisme s'active en situation de stress, comme une infection ou un manque de nutriments, lorsque la cellule détecte de vieilles protéines ou des virus et des bactéries à l'intérieur d'elle-même. Les déchets sont alors éliminés puis recyclés.  "C'est un mécanisme de contrôle qualité de la cellule", a expliqué à l'AFP Carine Joffre, chercheuse à l'Inserm, le 7 octobre 2022. "A l'intérieur de la cellule, si une protéine n'est pas bonne, elle se fait éliminer via l'autophagie". 

Le jeûne, en privant de nutriments les cellules, augmente l'autophagie: "la cellule va manger un tout petit peu d'elle-même pour former les protéines dont elle a besoin, en éliminant celles qui ne sont pas nécessaires", a détaillé la chercheuse.

Aucune trace de déclarations de Yoshinori Ohsumi sur le jeûne

Yoshinori Ohsumi est professeur à l'Institut de technologie de Toyko. Interrogé sur le texte circulant sur les réseaux sociaux, le responsable des relations publiques de l'Institut a déclaré le 7 octobre 2022 à l'AFP: "j'ai vérifié avec le bureau du Dr Yoshinori Ohsumi, et je peux confirmer que ce qui est partagé dans ces publications en français est faux. Le Dr Ohsumi n'a jamais fait de telles remarques". 

En réalité, "Yoshinori Ohsumi a reçu le prix Nobel pour la mise en évidence du contrôle moléculaire de l'autophagie et a travaillé toute sa carrière sur la levure", a déclaré à l'AFP Patrice Codogno, directeur de recherche émérite à l'Inserm et spécialiste de l'autophagie, interrogé le 7 octobre 2022. "Il a mis en évidence des mécanismes comparables chez l'Homme, mais n'a jamais travaillé sur l'autophagie en conditions physiopathologiques -en cas de maladie, ndlr - chez l'Homme", a-t-il souligné.

625df805106b7e09662f3be031c6fc3042fce5e5-ipad.jpgDescription du mécanisme de l'autophagie et apports du Japonais Yoshinori Ohsumi, lauréat du prix Nobel de médecine 2016 (AFP / PAZ PIZARRO, ALAIN BOMMENEL)

Les travaux de Yoshinori Ohsumi qui lui ont valu sa récompense sont détaillés sur le site de la Revue médicale suisse, cité plus haut. Le scientifique japonais "a d’abord démontré l’existence de mécanismes d’autophagie chez des levures (en les 'affamant')", avant de montrer l'existence de mécanismes comparables chez l'être humain. 

L'article ne mentionne à aucun moment des travaux sur le jeûne, et une recherche avec des mots-clés sur Google ne renvoie à aucune source fiable mentionnant des déclarations du biologiste japonais sur cette pratique. Ses publications scientifiques, listées sur son site, ne mentionnent pas non plus le jeûne.

Autophagie et pathologies

Plusieurs scientifiques soupçonnent que lorsque le processus d'autophagie se dérègle ou diminue, par exemple lorsque le corps vieillit,  la cellule n'est plus capable de se nettoyer, ce qui conduit à une accumulation de déchets dans la cellule et contribue au développement de pathologies.

"Chez les patients atteints de la maladie d’Alzheimer et d’autres maladies neurodegénératives, l’autophagie est déficiente", a expliqué Patrice Codogno. 

Dans cet article scientifique publié en 2017, deux chercheurs de l'INSERM expliquent que plusieurs éléments laissent à penser que l'autophagie est impliquée dans le développement de plusieurs maladies neurodégénératives. Ce phénomène est également évoqué dans un article du Journal de la recherche de l'Institut Pasteur publié en 2020.

Mais il n'y a, à l'heure actuelle, pas de preuve scientifique permettant d'affirmer que l'autophagie guérit certaines pathologies chez l'Homme, contrairement à ce que prétend la publication que nous vérifions. "Aucune étude n'a montré que l'autophagie permet de guérir le cancer ou la maladie d'Alzheimer", affirme ainsi Patrice Codogno.

Il n'est pas non plus possible d'affirmer à l'heure actuelle que le jeûne, en renforçant le processus d'autophagie des cellules, permet de lutter contre ces maladies.

L'autophagie, "arme à double tranchant" dans le cas d'un cancer

Comme l'explique ce document de l'Inserm daté de 2017, l'autophagie est "un frein à la formation de tumeurs, mais les cellules cancéreuses peuvent la détourner à leur propre avantage pour favoriser leur développement et/ou résister aux traitements thérapeutiques".

Dans un article publié sur le site du magazine La Recherche en 2011, Patrice Codogno évoquait déjà la découverte d'un gène de l'autophagie "suppresseur de tumeur", tout en rappelant qu'il s'agit d'une "arme à double tranchant".

"En fonction du stade du cancer, l'autophagie peut être soit un frein au développement tumoral, soit favoriser son développement", a expliqué Patrice Codogno à l'AFP. "En général, au début des tumeurs, l'autophagie sera un mécanisme protecteur". En revanche, dans les phases de métastases, "la cellule cancéreuse utilise l'autophagie pour survivre".

Un article de l'Institut Curie contre le cancer, mentionnant les travaux d'Ohsumi, évoque d'ailleurs l'inhibation de l'autophagie comme "une piste thérapteutique intéressante" dans certains types de cancer.

74f55b129ceee8e43f29d76f1afc431a21bb90ad-ipad.jpgYoshinori Ohsumi serre la main du Premier ministre japonais Shinzo Abe après avoir reçu le prix Nobel de médecine, le 31 octobre 2016. (POOL / TORU HANA)

"Quand les cellules font de l'autophagie, c'est bien souvent pour elles un moyen de survivre le plus longtemps possible dans un milieu hostile", rappelle Pierre Sonveaux, professeur à l'Université catholique de Louvain (UCLouvain) et spécialiste dans la recherche expérimentale en cancérologie. "Dans le cas du cancer, dans la vaste majorité des cas l'autophagie permet aux cellules cancéreuses de vivre plus longtemps."

"Ce qu'il faut retenir, c'est qu’en termes nutritionnels les cellules cancéreuses sont plus efficaces que les cellules normales. Si on arrête de se nourrir, les cellules 'normales' de notre corps vont souffrir plus vite et de manière plus importante que les cellules cancéreuses. En effet, nos cellules saines s'adaptent plus difficilement au jeûne, tandis que les cellules cancéreuses peuvent varier les plaisirs en alternant rapidement leur type de nourriture en fonction de ce qui est disponible, quitte à manger la cellule voisine, la matrice extracellulaire, etc. En cas de jeûne prolongé, elles sont même capables de rentrer en hibernation et de rester comme ça pendant des mois, voire des années", a expliqué le professeur le 6 octobre 2022.

"Pour survivre, la cellule cancéreuse peut aller jusqu’à se manger elle-même (autophagie)", expliquait déjà Pierre Sonveaux sur le site de la Fondation belge contre le cancer en 2016. Les scientifiques cherchent donc à bloquer ce processus pour empêcher la survie de ces cellules. 

"Dans le cadre d'une tumeur établie, les cellules cancéreuses peuvent se servir du processus d'autophagie pour survivre. Dans ce cas, il faut essayer d'inhiber le phénomène," confirme Carine Joffre.

Pas d'étude concluante sur un effet bénéfique du jeûne sur le cancer ou Alzheimer

Quant à l'impact du jeûne chez les humains atteints de cancer, peu d'études existent, pour des raisons éthiques évidentes.

"Les seules études qui ont été faites ont été réalisées sur des petites cohortes de patients, qu'on a fait jeûner sur des périodes très courtes - entre 24 et 48 heures - et on a vu que le jeûne pouvait limiter les effets secondaires de la chimiothérapie" et être potentiellement utilisé comme adjuvant, c'est-à-dire un traitement complémentaire, explique Patrice Codogno. Mais, nuance le chercheur, "cela ne peut pas être appliqué à tous les patients. On sait d'ailleurs que le cancer est souvent caractérisé par une fonte du tissu adipeux et des muscles. Pour des patients dans ces conditions, il serait problématique de les mettre à jeun".

Les experts interrogés par l'AFP ne recommandent pas le jeûne chez les patients atteints de cancer.

"Jeûner de temps en temps ne fait pas de mal à l'organisme, et peut-être que c'est grâce à l'autophagie que ce n'est pas négatif. Mais dire que cela guérit des maladies est dangereux", a souligné Lucile Espert, chargée de recherche au CNRS dans l'équipe "autophagie et infections".

Un avis partagé par Pierre Sonveaux: "L'organisme change avec la chimiothérapie. Une des raisons de l'arrêt du traitement, c'est quand le patient est trop faible, et là, on passe aux soins palliatifs. Donc, tant qu'ils peuvent manger, il faut que les patients cancéreux mangent de façon normale". 

"Une fois qu'on a un cancer, on ne change rien. On mange le plus varié possible, et on ne prend aucun complément alimentaire sans avis médical. On évite en particulier de prendre des vitamines sans avis médical, car certaines vitamines, comme les vitamines antioxydantes, peuvent avoir un effet négatif sur le traitement. Si on change son alimentation, il faut absolument en parler à son médecin", selon Pierre Sonveaux.

"En cancérologie, les patients se dénutrissent plus vite. Quand vous vous dénutrissez, ça aggrave la pathologie donc c'est très délétère", a commenté le 6 octobre 2022 Laurent Chevallier, consultant en nutrition attaché au CHU de Montpellier,  ajoutant qu'il n'y a aujourd'hui "pas d'argument scientifique suffisamment solide pour prôner le jeûne chez l'Homme". 

"Il y a quelques études qui montrent que, chez la souris, un jeûne de 12/14 heures semble améliorer la longévité mais affirmer qu'on va améliorer Alzheimer avec le jeûne, c'est aller vite en besogne et avoir une argumentation scientifique très faible", a-t-il ajouté.

Par ailleurs, le texte que nous vérifions conseille de s'abstenir de manger, mais également de boire pendant 16 heures, ce qui peut avoir "des conséquences très délétères", a mis en garde Laurent Chevallier.

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