Non, l'Ukraine n'a pas été créée "illégalement" en violation de la Constitution de l'URSS


Non, l'Ukraine n'a pas été créée "illégalement" en violation de la Constitution de l'URSS

Publié le vendredi 8 septembre 2023 à 12:47

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Auteur(s)

Alexis ORSINI / AFP France

Dans des publications partagées depuis fin août 2023 sur Facebook, des internautes affirment que l'Ukraine a été "créée" sur "des bases illégales", en violation de la Constitution de l'Union des républiques socialistes soviétiques (URSS), l'Etat fédéral communiste fondé en 1922 et disparu en 1991. Ils soutiennent que l'article 14 de ce texte oblige toute République abandonnant l'Union à la quitter avec "ses frontières initiales" et en déduisent que l'Ukraine aurait ainsi illégalement annexé la Crimée, la Galicie ou encore le Donbass. Mais, comme l'indiquent à l'AFP plusieurs experts de l'Union soviétique, l'article 14 de la Constitution de l'URSS en vigueur en 1991 n'était pas relatif au droit de sécession des Républiques d'URSS. En outre, toutes les Constitutions de l'URSS adoptées au fil du 20e siècle ont systématiquement prôné le droit pour ses Républiques d'en sortir librement, sans condition particulière, comme l'a fait l'Ukraine en toute légalité en 1991.

"L'Ukraine est […] une entité créée en violation des normes législatives de l'URSS [l’Union des républiques socialistes soviétiques , NDLR] et de l'opinion de la majorité des citoyens", soutiennent, sur Facebook, plusieurs internautes (1, 2, 3) dans des publications circulant depuis fin août 2023. 

Ils relaient tous un même texte sur la "véritable histoire de l'Ukraine", censé démontrer, point par point, en quoi l'Ukraine aurait "été créée sur des bases illégales", ce qui expliquerait "l'effondrement" du pays depuis son invasion par la Russie le 24 février 2022. Et plus largement depuis qu'elle a quitté l'URSS en 1991, peu avant la disparition de l'Etat fédéral communiste fondé en 1922, qui rassemblait notamment, outre l'Ukraine, la Russie. 

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Captures d'écran prises sur Facebook le 5 septembre 2023.

 

"L'article 14 de la Constitution [de l’URSS] stipule que si une république de l'Union qui fait sécession de l'URSS remplit clairement toutes les conditions de la procédure établie par la loi, elle doit quitter l'Union exactement avec ses frontières initiales", avance notamment ce texte.

"Avant de rejoindre l'URSS, la RSS [République socialiste soviétique] d'Ukraine ne comprenait pas la péninsule de Crimée", "de nombreuses terres situées sur la rive droite du Dniepr, en particulier la Volyn, la Galicie, une partie de la Bessarabie et le nord de la Bucovine", et "le Donbass ne faisait pas non plus partie de la RSS d'Ukraine", poursuit-il. 

Cette prétendue démonstration historique en déduit donc que "l'Ukraine, qui a quitté l'URSS en violation de la procédure établie par la législation, a illégalement annexé les terres qui ne lui appartenaient pas, connues depuis de nombreux siècles sous le nom de Malorossiya (Petite Russie)".

Enfin, ces publications citent, en guise de complément à ce supposé argumentaire, "l'Acte d'indépendance de l'État du 24 août 1991", qui a "été promulgué par les dirigeants de la RSS d'Ukraine en violation des résultats du référendum de l'Union tenu six mois plus tôt, le 17 mars, où la majorité absolue des habitants de la RSS d'Ukraine (70,2%) s'était prononcée en faveur du maintien de l'URSS". Ce qui signifierait, à l'en croire, que "les autorités ukrainiennes" ont interprété "la volonté du peuple à leur manière" et donc bafoué son opinion initiale.

Mais, comme l'indiquent plusieurs spécialistes de l'URSS à l'AFP, les prétendues dispositions de la Constitution de l'URSS citées dans ce texte ne figurent dans aucune de ses différentes versions adoptées au fil du 20e siècle. 

Déplorant un "tissu d'âneries", François-Xavier Nérard, maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne, spécialiste de l’histoire de l’Union soviétique, a expliqué ainsi à l'AFP, le 5 septembre 2023 : "[L'Ukraine] a, avec toutes les républiques [soviétiques], déclaré son indépendance et dénoncé, comme la Russie, l’accord de Constitution de l’URSS de décembre 1922. L’Ukraine l'a fait le 5 décembre 1991, la Russie le 12 décembre. Le point 26 de cet accord prévoit la libre sortie de chaque république signataire sans autre précision."

"L’URSS a eu trois Constitutions. Celle de 1924 prévoit la libre sortie dans sa première partie. [C'est aussi dans le cas dans] la Constitution de 1936 dans son article 17 et dans celle de 1977 dans son article 72", poursuit le spécialiste, tout en indiquant qu'"il n’est jamais fait allusion dans la Constitution de 1977 à ces "frontières initiales'" et que l'article 14 cité dans le texte partagé sur les réseaux sociaux "parle de tout autre chose". 

"La Constitution de l'URSS de 1977, qui était en vigueur en 1991, dit le contraire [de ce que prétend la publication] dans son article 72" et "son article 14 portait sur la richesse sociale", soulignait également auprès de l'AFP, le 4 septembre 2023, Andrea Graziosi, professeur d'histoire à l'université de Naples et auteur du livre Histoire de l'URSS (éd. PUF). 

"L’article 14 de la dernière Constitution soviétique de 1977, amendé jusqu’en 1990, ne dit pas [...] du tout" ce qu'affirme la publication, a indiqué en outre à l'AFP, le 5 septembre 2023, Juliette Cadiot, directrice d'études à l'EHESS, dont le travail d'historienne porte notamment sur la question des nationalités dans l'empire de Russie et en URSS.

"Les arguments juridiques évoqués [dans les publications Facebook] ne tiennent pas", abondait enfin, le 6 septembre 2023 auprès de l'AFP, Alain Blum, directeur d'études de l'EHESS, spécialiste de l'histoire russe. 

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Des enfants passent devant un emblème de l'URSS, dans un parc de musée à Moscou, le 31 août 2022.

AFP

 

"Chaque République fédérée conserve le droit de sortir librement de l'URSS"

Comme on peut le voir dans les différentes versions de la Constitution de l'URSS disponibles en ligne, la légalité d'une sortie de l'Union n'y est en effet jamais liée à une question de frontières. 

Ainsi que le souligne François-Xavier Nérard, avant même ces Constitutions, le 26e point du traité (lien archivé) signé entre la République socialiste soviétique fédérative de Russie, l'Ukraine, la Biélorussie et la République de Transcaucasie le 30 décembre 1922, qui a donné naissance à l'URSS, indiquait clairement : "Chacune des Républiques de l'Union conserve le droit de choisir librement de faire sécession de l'Union.

La Constitution de 1924 (lien archivé) précise bien, dans sa première partie, "qu'à chaque République est assuré le droit de sortir librement de l'Union".

Une liberté également assurée dans la Constitution de 1936 (lien archivé), dont l'article 17 dispose : "Chaque République fédérée conserve le droit de sortir librement de l'URSS.

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Capture d'écran de l'article 17 de la Constitution de l'URSS de 1936.

 

Enfin, l'article 72 (lien archivé) de la Constitution de 1977 (lien archivé) affirme pour sa part "le droit", pour "chaque République", de "se retirer librement de l'URSS.

"On ne peut [...] pas dire que l’effondrement de l’URSS est 'illégal' puisque ce sont les pays signataires de l’accord [de 1922] qui s’en sont retirés. Et l’accord prévoyait explicitement ce droit", précise François-Xavier Nérard.  

Des affirmations sans fondement historique sur les frontières de l'Ukraine

L'argument avancé, dans le texte partagé sur les réseaux sociaux, selon lequel "avant de rejoindre l'URSS, la RSS [République socialiste soviétique] d'Ukraine ne comprenait" ni la Crimée, ni le Donbass, ni des terres "situées sur la rive droite du Dniepr", telles que la Galicie, n'a pas plus de sens, pointent les experts interrogés par l'AFP. 

"Si on se place avant 1917 [et la chute du régime tsariste], on est dans l'empire russe. Mais l'empire russe ce n'est pas la Russie, c'est un empire colonial. L'empire russe ne distingue pas la Russie, l'Ukraine, etc., mais est structuré sous forme de gouvernements. [...] Il n'y avait pas plus de Russie que d'Ukraine", souligne Alain Blum. 

"On ne voit pas de quelle République socialiste soviétique d’Ukraine on parle ici [dans le texte] : la fédération se constitue en 1922 avec signature [du traité de formation] de l’URSS", pointe Juliette Cadiot.

"Les frontières sont [alors] plus ou moins stabilisées et feront encore objet de débats. La Crimée ne sera rattachée à l’Ukraine que par Khrouchtchev [via un décret de 1954], la Galicie [...] après la Seconde Guerre mondiale et la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie, mais le mouvement national ukrainien a toujours revendiqué ces terres. Le Donbass a toujours été ukrainien depuis le début de l’URSS. [...] A la suite de divers épisodes sanglants, les Russes se sont massivement installés la bas, mais il a fait partie des terres ukrainiennes.

La période postérieure à l'empire russe et antérieure à la fondation de l'URSS, elle, a donné lieu, en Ukraine comme ailleurs, à une "multitude d'expérimentations", rappelle François-Xavier Nérard : "L’expérience ukrainienne entre 1917 et 1922 a été à l’origine d’une variété de structures étatiques éphémères : un Conseil central 'pan-ukrainien' (la Rada), une République Populaire, une République Populaire des Soviets, un État ukrainien (Hetmanate) à la merci des Puissances centrales et un gouvernement ukrainien en exil à Paris, une République soviétique de Donets-Krivoi Rog.…"

"Évidemment, les frontières ont été plus que variables", poursuit l'expert, tout en expliquant pourquoi l'argument territorial avancé dans les publications Facebook reste caduque, indépendamment des changements territoriaux qu'a pu connaître l'Ukraine au cours de son histoire : "Le texte argumente sur le respect des normes soviétiques. Celles-ci prévoyaient bien l’évolution des frontières entre républiques". Notamment dans les articles 73 et 78 (lien archivé) de la Constitution de 1977, qui prévoyaient "explicitement les modifications de frontières entre les républiques par un commun accord des républiques et avec l’accord explicite de la république concernée."

"Il me semble très dangereux de réfléchir aux frontières de l’Etat en 1922 pour évaluer celles du moment de l’indépendance. C’est bien la RSS d’Ukraine de 1991 qui déclare son indépendance dans ses frontières à cette date. Le reste n’a guère de sens", conclut François-Xavier Nérard. 

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Un habitant de Saint-Pétersbourg lors du référendum du 17 mars 1991 (archive).

AFP

 

Un référendum qui portait sur la préservation d'une Union avec des Républiques souveraines

Enfin, si, le 17 mars 1991, dans un contexte d'essor des revendications d'autonomie au sein des républiques soviétiques, l'URSS a bien organisé, en son sein - bien que certaines républiques s'en soient abstenues -, un référendum approuvé "en faveur du maintien de l'URSS", comme l'affirme le texte partagé sur Facebook, ce dernier omet de préciser que ce vote portait plus précisément (lien archivé) sur le maintien ou non des Républiques soviétiques dans l'Union "en tant que 'Fédération renouvelée de républiques souveraines et égales'".

"La formulation de la question du référendum de mars n'était pas simplement 'est-ce que vous tenez à la préservation de l'URSS?' mais 'est-ce que vous tenez à la préservation de l'URSS respectant la souveraineté des différentes républiques?'". Ce qui était important, dans [ce] référendum, c'était le respect de la souveraineté", détaille Alain Blum.

Comme le rapportait l'AFP dans une dépêche du 21 mars 1991 (reproduite ci-dessous), si près de 76% des votants - sur environ 80% des inscrits - "se sont prononcés pour le maintien de l'Union", "c'est dans les Républiques slaves que l'Union a eu le moins de succès : 75,4% de participation et 71% de 'oui' dans la fédération de Russie, 83 et 70% en Ukraine.

Surtout, comme le rappelle François-Xavier Nérard, "en Ukraine, 70% des votants se sont prononcés pour le maintien de l’URSS et 80% pour une Ukraine souveraine dans ce cadre", c'est-à-dire "conformément à la décision du 16 juillet 1990 qui proclame la prééminence des lois ukrainiennes sur les lois fédérales".

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Capture d'écran d'un extrait de la dépêche AFP du 21 mars 1991 sur les résultats préliminaires du vote au référendum de l'URSS sur la continuation de l'Union.

 

"La marche vers l’indépendance était déjà bien entamée et l’avis des citoyens bien partagé. Après ce référendum, il y a eu le putsch manqué d’août 1991 [en URSS] qui a énormément changé les choses, [ainsi que] la sortie de l’URSS des trois pays baltes en septembre", poursuit le spécialiste.

De fait, "le 1er décembre, l’Ukraine organise un référendum validant sa déclaration d’indépendance du 24 août" : "90% des Ukrainiens se prononcent pour (avec une participation de 84%), mais dans la république autonome de Crimée les résultats sont plus contrastés (54% pour 67% de participation).

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Capture d'écran de la dépêche AFP du 5 décembre 1991 sur la victoire du "oui" au référendum sur l'indépendance de l'Ukraine

 

A l'issue de ces événements, souligne enfin François-Xavier Nérard, l'accord de Belovej (ou accord de Minsk), signé par les présidents russe, ukrainien et biélorusse "constate la fin de l'existence de l'URSS",  et proclame "la création de la CEI", la Communauté des Etats indépendants. 

Depuis l'invasion de l'Ukraine par la Russie, le 24 février 2022, nombre d'affirmations visant à légitimer légalement l'invasion russe ont circulé sur les réseaux sociaux et fait l'objet d'articles de vérification de l'AFP, d'une supposée absence d'enregistrement des frontières de l'Ukraine auprès de l'ONU à de prétendues dispositions prévues dans la charte des Nations Unies

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