Lutte contre la désinformation : pour le ministre du Numérique, “Twitter sera banni de l’Union européenne s’il ne se conforme pas à nos règles”


Lutte contre la désinformation : pour le ministre du Numérique, “Twitter sera banni de l’Union européenne s’il ne se conforme pas à nos règles”

Pas si simple

Publié le vendredi 16 juin 2023 à 19:09

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Jean Noel Barrot

(Creative commons)

Auteur(s)

Auteur : Vincent Couronne, docteur en droit européen, chercheur au laboratoire VIP, Université Paris-Saclay

Liens d’intérêts : membre du Governance Body et trésorier du European Fact-Checking Standards Network. Néanmoins, l’association n’a pas pris position sur l’application du DSA par les plateformes et par l’Union européenne. Il n’y a donc pas de conflit. Un relecteur s’assure de la véracité des éléments exposés dans la publication.

Relecteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay

Certes le ministre du Numérique a raison de dire que Twitter peut être "banni" de l'Union européenne, mais ce n'est pas le Gouvernement ni la Commission européenne qui ne décide, mais la justice, et ce en respectant un cadre extrêmement contraint qui rend très improbable une suspension, au moins à moyen terme.

Sur France Info le 29 mai 2023, le ministre du Numérique, Jean-Noël Barrot, est revenu sur le retrait de Twitter du Code de bonnes pratiques contre la désinformation, un texte de la Commission européenne signé par plusieurs plateformes et organisations de lutte contre la désinformation. Le ministre a affirmé que si Twitter ne se conformait pas aux règles européennes de lutte contre la désinformation,  il serait “banni de l’Union européenne“. Il affirme en effet que la législation européenne imposera dès le 25 août “une obligation impérieuse, celle de lutter activement contre la désinformation“. Le ministre répète un peu plus tard dans la vidéo, relancé sur ce point par les journalistes, que “Twitter, s’il ne se conforme pas à nos règles, en cas de récidive, pourra être banni de l’Union européenne“.

Le commissaire européen au marché intérieur, Thierry Breton, avait lui aussi tenu des propos comparables, notamment – ironie de l’histoire – sur son compte Twitter, le 22 avril dernier.

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Il est vrai que la loi européenne sur les services numériques (couramment appelée “DSA” pour Digital Services Act), adoptée par le Parlement européen et le Conseil, qui réunit les ministres des États membres, le 19 octobre 2022, oblige les grandes plateformes numériques comme Google, TikTok, Facebook ou Twitter, à prendre des mesures efficaces contre la diffusion de contenus illicites comme la haine en ligne, mais aussi contre la diffusion de contenus pouvant avoir un “effet négatif réel ou prévisible sur le discours civique, les processus électoraux et la sécurité publique” (article 34 du DSA), ce qui inclut la désinformation.

Une possibilité de sanction très encadrée pour éviter toute censure

Une telle formulation est large et peut englober de nombreuses situations très différentes, pouvant entraîner une censure disproportionnée des contenus en ligne par les plateformes qui craindraient des sanctions. Pour éviter que les réseaux sociaux et autres moteurs de recherches soient tentés de porter une atteinte trop forte à la liberté d’expression, la possibilité de sanctionner a été strictement encadrée. Ainsi l’article 52 du DSA prévoit qu’il est possible de sanctionner notamment par une amende pouvant aller jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires mondial (pour Twitter, dont le chiffre d’affaires mondial en 2021 est de 5 milliards $, cela représenterait un maximum de 300 millions $, soit 279 millions €).

Mais surtout, la suspension de Twitter ou de toute autre plateforme numérique n’est possible qu’à certaines conditions, précisées à l’article 51 paragraphe 3 du DSA : il faut d’abord avoir épuisé toutes les autres options : injonction de respecter le DSA, imposition d’une amende et d’une astreinte par jour de retard, ou encore de mesures provisoires. Il faut que Twitter continue ses pratiques illégales après toutes ces mesures. Si alors aucune autre mesure ne peut être prise pour faire changer le comportement de Twitter, alors là la suspension peut être envisagée.

Mais d’autres conditions s’appliquent : l’article 51 dit aussi qu’il faut que la désinformation constitue un “préjudice grave, et que cette infraction constitue une infraction pénale impliquant une menace pour la vie ou la sécurité des personnes“. On parle donc ici de désinformation d’une gravité particulière, pouvant relever d’une qualification pénale, ce qui n’est pas fréquent, puisqu’il faut qu’elle s’accompagne par exemple de diffamation, ou d’incitation à la haine – des éléments qu’on peut retrouver dans les discours complotistes.

La décision finale reviendra à la justice

Mais là encore, le ministre du Numérique et le commissaire européen au Marché intérieur induisent les citoyens en erreur : ce n’est pas eux – le pouvoir exécutif – qui décideront in fine de la suspension, mais la justice, comme le prévoit toujours l’article 51, et plus particulièrement ici la justice irlandaise. Pourquoi en Irlande ? Tout simplement parce que c’est là que Twitter et nombre de plateformes numériques ont leur siège européen. Et lorsqu’il prendra sa décision, le juge ne devra suspendre Twitter que si ces éléments sont respectés : “Toute mesure ordonnée est proportionnée à la nature, à la gravité, à la répétition et à la durée de l’infraction, et ne restreint pas indûment l’accès des destinataires du service concerné aux informations légales“. Le dernier point, “ne restreint pas indûment l’accès des destinataires du service concerné aux informations légales“, est particulièrement contraignant, puisque bon nombre d’informations sur Twitter sont bien légales. Last but not least, la suspension n’est que temporaire.

La procédure pourrait prendre aussi des années, puisqu’il faut que les autorités de régulation – ARCOM, etc. – mènent une enquête, prennent des sanctions, que ces sanctions ne soient pas respectées, et que l’autorité de régulation saisissent la justice en Irlande. Là, il y a fort à parier qu’une question préjudicielle sera posée à la Cour de justice de l’Union européenne, et que Twitter fera appel de la décision. Entre-temps, la désinformation aura fait son travail de sape de la démocratie.

Donc certes le ministre du Numérique, Jean-Noël Barrot, a raison de dire que Twitter peut être “banni” de l’Union européenne, mais ce n’est pas le Gouvernement ni la Commission européenne qui décide, mais la justice, et ce en respectant un cadre extrêmement contraint, guidé par la protection de la liberté d’expression et de la liberté pour Twitter d’exercer une activité économique.

 

Statistiques relatives à une ou plusieurs déclaration(s) fact-checkée(s) par cet article

  • URL de la déclaration : https://www.francetvinfo.fr/internet/...
  • Texte de la déclaration :

    "Twitter sera banni de l'Union europ\u00e9enne s'il ne se conforme pas \u00e0 nos r\u00e8gles", assure lundi 29\u00a0mai sur franceinfo le ministre charg\u00e9 de la Transition num\u00e9rique et des T\u00e9l\u00e9communications, Jean-No\u00ebl Barrot. Le r\u00e9seau social, propri\u00e9t\u00e9 du milliardaire Elon Musk, vient d'annoncer qu'il allait se retirer du code europ\u00e9en "de bonnes pratiques" contre la d\u00e9sinformation en ligne, lanc\u00e9 en 2018. Mais le ministre assure que le g\u00e9ant num\u00e9rique ne pourra pas se substituer aux nouvelles r\u00e8gles europ\u00e9ennes, qui vont s'appliquer \u00e0 partir du 25 ao\u00fbt 2023.La loi sur les services num\u00e9riques entre en effet en vigueur \u00e0 cette date pour "obliger les plateformes \u00e0 lutter contre la d\u00e9sinformation". Elle pr\u00e9voit notamment "l'obligation de retirer les contenus illicites" et "l'interdiction des publicit\u00e9s cibl\u00e9es sur les mineurs". Les plateformes qui ne respecteront pas ces r\u00e8gles risqueront des amendes allant jusqu'\u00e0 6% du chiffre d'affaires."Je souhaite que Twitter se conforme \u00e0 ces r\u00e8gles europ\u00e9ennes d'ici au 25 ao\u00fbt, sinon il ne sera plus le bienvenu en Europe; La plateforme sera "bannie de l'Union europ\u00e9enne en cas de r\u00e9cidive."Jean-No\u00ebl Barrot, ministre charg\u00e9 de la Transition num\u00e9rique et des T\u00e9l\u00e9communications\u00e0 franceinfoLe ministre reconna\u00eet que Twitter "joue un r\u00f4le important dans le d\u00e9bat public" mais "la d\u00e9sinformation est une des menaces qui p\u00e8se sur notre d\u00e9mocratie". "On ne peut pas prendre le risque que notre d\u00e9bat public soit affect\u00e9", conclut-il.

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