Réquisitions de grévistes : quand syndicats, préfets et juges jouent au chat et à la souris
Réquisitions de grévistes : quand syndicats, préfets et juges jouent au chat et à la souris
Publié le vendredi 21 avril 2023 à 14:59
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Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
La réquisition est légale en soi mais son usage peut être dévoyé, malgré des conditions strictes imposées par les textes et le juge. En ces temps agités, il peut être tentant pour le gouvernement d’user de la réquisition pour ne pas ajouter de mécontentements (liés aux pénuries) à d’autres mécontentements. Si le juge veille, il est parfois contourné.
Si quelqu’un en France ne savait encore pas ce qu’était une réquisition administrative avant les grèves des raffineurs de l’automne 2022 et celles des mêmes raffineurs et des éboueurs de l’hiver 2023, voilà qui est réparé, tant les médias en parlent. Partout en France, des préfets ont réquisitionné et réquisitionnent encore des raffineurs, des éboueurs, des éclusiers, et même plus anciennement des sages-femmes, tandis que les syndicats ont saisi et saisissent encore le juge pour les faire déclarer illégales. Leur argument : ces réquisitions sont des atteintes au droit de grève.
La réquisition n’est pas illégale en soi, mais tout dépend de l’utilisation qui en est faite, comme tous les pouvoirs de l’administration. La réquisition militaire n’est pas nouvelle, mais celle à des fins civiles est entrée plus récemment dans les textes. Elle remonte à une loi de 1938 portant organisation générale de la Nation en temps de guerre, destinée à garantir à l’État les moyens humains et matériels du maintien de l’économie et de la sécurité intérieure en toutes circonstances. Elle est désormais prévue notamment par le Code de la santé publique (notamment durant la pandémie de covid-19), le Code de la sécurité intérieure (pour les besoins des secours), mais la plus fréquemment utilisée et décriée est celle prévue par le Code général des collectivités territoriales (CGCT), comme outil de police administrative, c’est-à-dire de préservation ou de rétablissement de l’ordre public, y compris en cas de grèves pouvant avoir des conséquences graves.
La réquisition, un outil de police administrative très contrôlé
La réquisition à des fins de police administrative est soumise à trois conditions de fond : 1/ l’urgence ; 2/ une “atteinte constatée ou prévisible au bon ordre, à la salubrité, à la tranquillité et à la sécurité publiques” ; 3/ l’absence d’autre moyen de contrer cette atteinte.
Les conditions de procédure et de forme sont aussi importantes : 1/ la CGCT exige un arrêté préfectoral ”fixant la nature des prestations requises, la durée de la mesure de réquisition ainsi que les modalités de son application” ; 2/ cet arrêté doit être dûment motivé, en mentionnant les raisons de la réquisition (urgence et atteinte au bon ordre), ainsi que l’absence d’autres moyens ; 3/ La notification individuelle à chaque agent réquisitionné. Le refus d’exécuter les mesures prescrites par l’autorité requérante constitue un délit puni de six mois d’emprisonnement et de 10 000 euros d’amende.
Le juge contrôle le respect de ces conditions légales, notamment exigeant du préfet qu’il démontre l’urgence, les risques d’atteinte au bon ordre et l’absence d’autres moyens que la réquisition, pour satisfaire “les besoins essentiels de la population” : par exemple, en 2003, le préfet avait réquisitionné l’ensemble des sages-femmes en grève dans une clinique privée, sans démontrer que les autres établissements du département étaient en incapacité de combler le manque provoqué par cette grève.
À ces conditions légales s’en ajoutent d’autres, fixées par le juge lui-même, en particulier celle de la proportionnalité, condition que doit remplir toute mesure de police depuis une jurisprudence de 1933 : la réquisition ne doit porter que sur le nombre d’agents strictement nécessaire à la prévention ou à la suppression de l’atteinte au bon ordre. Ensuite, selon les cas, d’autres règles s’appliquent, et en l’occurrence le droit de grève, qui est de nature constitutionnelle (préambule de la Constitution de 1946). Ce droit de grève n’est cependant pas absolu, car il doit être concilié avec la préservation de l’ordre public, qui est aussi un objectif constitutionnel selon le Conseil constitutionnel.
Du cas par cas : la réquisition de trop à Rouen
Toutes ces conditions à respecter dépendent étroitement des circonstances de chaque affaire. C’est pourquoi il n’est pas surprenant qu’un même tribunal (ici, celui de Rouen) puisse juger une chose et son contraire dans un court laps de temps. Ce n’est pas le droit qui bouge, mais les faits : l’urgence à un moment et pas à un autre ; le risque ou l’existence d’atteintes au bon ordre dépendent de chaque cas ; la proportionnalité de l’atteinte au droit de grève par rapport à la gravité de l’atteinte au bon ordre résulte d’un équilibre qui s’apprécie aussi dans chaque cas. Ce n’est donc pas le tribunal qui change d’avis : il applique une grille d’analyse unique, dont le résultat dépendra de chaque affaire.
En octobre 2022, à propos des réquisitions sur le site d’Exxon Mobil de Port-Jérôme-sur-Seine, les risques de “tensions” et “d’accidents associés aux files d’attente et aux abandons de véhicules” avaient convaincu le tribunal administratif de Rouen de la nécessité et de la proportionnalité de ces mesures, et cela malgré l’interdiction préventive des jerricanes et la limitation de la distribution d’essence à la pompe par ordre préfectoral. Mais le même tribunal avait bien insisté sur le fait que ces réquisitions, “limitées en nombre et en durée”, ne tendaient pas à “mettre en place un service normal mais (…) à assurer, par un nombre restreint mais suffisant d’agents et une liste réduite de tâches essentielles précisément définies, un service minimum de pompage et d’expédition” : il fallait desserrer l’étau sur la population et les services publics essentiels, car le blocage, par sa durée, avait asséché les pompes.
Le 6 avril 2023, à propos de la réquisition de personnels de TOTAL Energies à Gonfreville-l’Orcher, le même tribunal n’est plus d’accord : les services publics n’étaient pas menacés dans leur fonctionnement ; aucune pénurie notable n’était relevée dans les stations-service, d’autant que d’autres raffineries fonctionnaient ; enfin et surtout, l’arrêté préfectoral était motivé par une hausse prévisible du trafic lors du week-end pascal, qui correspondait au début des vacances scolaires (ou comment se tirer une balle dans le pied face au juge!). Or le droit aux vacances n’étant pas de nature constitutionnelle comme les Surligneurs l’avaient déjà indiqué, le tribunal a pu juger que l’arrêté portait une atteinte grave et manifestement illégale au droit de grève.
Éviter la “banalisation des réquisitions”
Ainsi le juge tente-t-il, comme l’expliquait l’avocate de la CGT, d’éviter la “banalisation du recours aux réquisitions”, car une grève bloque nécessairement une entreprise et ses clients, la seule limite étant qu’elle ne doit pas bloquer les services publics essentiels, ni produire des risques sécuritaires. Quelques “tensions” dans les stations-service, ou quelques files d’attente vues à travers la loupe des chaînes d’information continue, ne sauraient donc en principe tromper le juge sur la réalité du terrain, ni le détourner de l’application de sa grille d’analyse. Ainsi a-t-il suspendu la réquisition de toutes les sages-femmes d’une maternité privée en 2003, ou encore la réquisition de près de la moitié des laboratoires d’analyses d’un département face à une grève desdits laboratoires (Tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, 2019).
Néanmoins, le juge est parfois accusé de bienveillance à l’égard des préfets, par l’emploi de certaines notions telles que les “besoins essentiels de la population”, la nécessité du “maintien de l’activité économique” ou des “services de première nécessité” (voir par exemple cette décision du Conseil d’État de 2010 à propos des pénuries de carburants menaçant les aéroports, et ensuite celle du tribunal administratif de Rouen du 26 mars 2023). Il est vrai que ces exigences ne figurent pas expressément dans la CGCT, et qu’elles peuvent s’interpréter de façon très large au profit des préfets. Mais pour le juge, il s’agit de justifier les réquisitions dans les entreprises privées comme les raffineries, qui ne sont pas des services publics essentiels comme les services de secours ou la police, mais qui sont indispensables au fonctionnement de ces mêmes services publics (en 2010, il s’agissait d’alimenter Roissy et Orly en carburants pour éviter tout risque d’accident aérien).
Reste que le juge est humain, et que celui de Lyon peut réagir plus sévèrement que celui de Rouen et inversement. D’autant que le référé-liberté est un contentieux de l’urgence, qui ne permet qu’une analyse juridique et factuelle sommaire du litige, en quelques jours voire quelques heures : il faut, selon la loi, que la réquisition critiquée soit “manifestement” illégale pour que le juge la suspende, ce qui limite encore les cas où les syndicats peuvent obtenir gain de cause.
Des préfets qui tentent de contourner le juge ?
À la lumière des dernières décisions des tribunaux, il semble que les préfets aient appris à jouer avec les points faibles de la procédure juridictionnelle, pour éviter les pénuries telles qu’elles se sont produites en octobre 2022, paralysant nombre d’entreprises et provoquant des incidents. Pour protéger les libertés fondamentales (comme celle de faire grève), il existe une procédure d’urgence : le référé-liberté. Le code de justice administrative prévoit qu’en cas d’urgence et d’”atteinte grave et manifestement illégale” à une liberté, le juge statue en quarante-huit heures.
Or, à en croire notamment l’affaire relative à la réquisition des agents de Total Energies à Feyzin dans le Rhône, certains préfets tentent de passer entre les gouttes : ils ordonnent une réquisition pour une durée de deux ou trois jours et adressent aussitôt aux agents l’ordre de gagner leur poste dans les huit heures (délai suffisant selon le juge). Le temps pour les syndicats de saisir le juge des référés-libertés, puis pour ce dernier de statuer, et la réquisition est expirée (et alors le juge ne peut plus statuer) ou presque (et alors le jugement ne sert plus à grand-chose). Peu de temps après, le préfet recommence, alternant parfois les raffineries concernées. De cette manière, il empêche l’étau de la grève de se refermer progressivement sur les livraisons de carburants, et évite les pénuries sévères.
Le Conseil d’État avait déjà repéré ce petit jeu en 2003 à propos des réquisitions de personnels de santé, et se dépêcha de statuer à la demande du rapporteur public. Mais les moyens d’action du juge sont limités. En outre, peu importe que ces réquisitions à répétition soient légales ou non, car aucun agent ne prendra le risque de s’y soustraire et d’aller en prison…
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Auteur : Jean-Paul Markus, professeur de droit public, Université Paris-Saclay
Secrétariat de rédaction : Loïc Héreng et Emma Cacciamani